Merci Marie D., pleine de grâce…

Je vais faire un aveu sur ces sortes d’étrangetés qu’il y a dans la vie d’un lecteur : alors que j’adore l’écouter en interview, lire les papiers à son sujet, les articles qu’elle peut écrire ici ou là, je n’ai jamais lu aucun livre de Marie Darrieussecq, pas même Truismes.
Je n’ai absolument aucune explication à ça, mais depuis hier soir, à la voir et à l’écouter plus d’1 heure parler de son dernier roman dans les salons Mollat, je me dis que c’était peut-être pour vivre cette expérience (une première dans ma longue vie de lectrice) : la découverte d’un territoire littéraire par la chair, le souffle, les mots vivants dans la bouche de l’auteur lui-même.

Le Salon Mollat, au 3ème étage au dessus de la librairie immense, est un lieu élégant tout en « ors » et velours rouge, réputé pour ces rangs de dames âgées qui ne ratent pas une seule rencontre littéraire. (la dernière fois que j’étais venue, c’était James Ellroy l’auteur invité, et il a commencé en hurlant à la mort au micro comme un chien enragé)
Hier, à 18h, il y avait bien les dames chics d’un certain âge, mais aussi un groupe d’étudiants, et puis des isolés comme moi (dont certains « fans », je pense, je les reconnais aux livres un peu usés qu’ils tiennent serrés dans leurs mains).

Dans le salon rouge et doré, Marie Darrieussecq (interrogée par un professeur de lettres de Bordeaux III, ce qui est très différent d’un journaliste) aborde le sujet des règles (première partie du livre : « les avoir »), convoque Simone de Beauvoir, interroge ce qui se passe dans le corps des filles, les tabous (« les règles ne seraient pas un sujet littéraire » et elle explique au contraire en quoi ça l’est pleinement). Puis elle parle de la « première pipe » (la deuxième partie du livre s’intitule « le faire », la troisième : »le refaire ». Elle dira d’ailleurs comment la vie sexuelle commence réellement là, quand il s’agit de refaire l’amour, quand on ne compte plus, quand on ne pense plus la deuxième, le troisième fois qu’on le fait…).
Au fil des questions, elle s’attarde sur le « À quoi sert la littérature ? » : qu’il y a dans les romans « des choses illégales » (elle revient sur le fait qu’un auteur aujourd’hui soit accusé de pédophilie par exemple parce qu’il écrit une scène d’amour entre un homme âgé et une jeune fille, elle cite avec délectation Lolita à la fois chef d’oeuvre et ignominie, le roman est là « pour nous aider à penser » dit-elle, la fiction n’est pas le passage à l’acte) (elle évoque aussi notre époque et sa morale) ; la littérature, c’est aussi le langage, ce langage « qui est une sorte d’effort pour réduire les écarts entre nous », elle cite les dictionnaires, le non-usage dans la langue du mot « vagin », de comment on nomme les choses du sexe (ou comment on ne parvient pas à les nommer) surtout à l’âge de l’adolescence et des découvertes, la domination masculine dans la langue française…

Mais surtout, au milieu de toute cette intelligence malicieuse, elle vibre de tout son corps, elle s’enthousiasme pour tout ce qu’il y a écrire encore (notamment sur une certaine génération née dans les années 70, coincée entre libération sexuelle et sida) (elle dit qu’on n’a pas encore vraiment pensé cette génération, et j’ai envie de lever le doigt, dire « moi, m’dame, j’ai commencé à ma façon, ce que j’écris dans Mon père n’est pas mort à Venise… » bref), elle aime écrire sur « les zones grises du consentement » (et là elle parle aussi des « oui » des filles qui n’en sont pas vraiment).

Je foisonne dans ce « compte-rendu », car elle est bouillonnante. Elle appuie ses mots par les gestes, elle raconte, elle fait rire, elle aime aussi les cocasseries de nos échecs, de nos tentatives.

Et puis, elle se met à lire… Le professeur Devesa lui dira à la fin pour la musique de sa langue. Ça sonne, ça rythme, elle s’amuse à lire, elle assume chaque mot, chaque son : c’est sacrément bon ! Je sens son plaisir, et la force, arriver jusqu’à moi, en dedans.

Le roman raconte une petite fille qui devient une adulte dans les années 80. Je viens de recevoir une dose de liberté d’auteur et de femme, parce que c’est ça qu’elle nous montre, la liberté dans l’écriture (la vieille dame derrière moi dira mi-choquée, mi-fascinée : « elle est libérée quand même… »).

Merci Madame. (j’ai un livre à finir d’écrire, c’est laborieux, presque douloureux, et vous m’avez redonné cette « avidité » dont vous parliez) (et merci aussi de rappeler au monde que les femmes sont aussi couillues que ces messieurs ;-)

Je vais donc lire Clèves, et tous les autres en suivant.