L’écriture est ailleurs.

Au départ de La libraire a aimé, il y avait donc du vrai. Du vrai au sens de « qui est observé dans le réel », c’est-à-dire au fond déjà de la fiction parce que, lorsqu’on observe, on a accès à seulement un minuscule morceau de réel.

Sur mon blog, pour présenter mon livre, j’avais écrit ça :
« J’ai commencé à écrire cette histoire en regardant une dame, ici dans la ville, qui avait l’habitude de boire un verre à la même terrasse de café, soir après soir, même heure. Elle était accompagné d’un ami. Je sais qui elle est, de nom, et puis de métier. Elle est libraire. Forcément quand on se remonte le moral, comme moi, en caressant les couvertures de livre, on connaît un peu leurs visages à ceux qui les vendent.
Mon personnage c’est elle. Je pars de ça, cette sorte de rituel. Et puis j’invente… »

L’observation donc. J’avais vu une fois les espadrilles. Que tous les deux portaient des espadrilles, j’avais écrit le détail de l’un avec des espadrilles à rayure, l’autre unis. Quand on écrit, on peut se délecter de cette sorte de détail. Mais c’est le genre de détail qui vous donne l’air d’être un psychopathe après. D’avoir remarqué ce que personne ne voit et souvent écrire, c’est dire ce que personne ne dit.

J’avais raconté ensuite sur le blog que j’avais transmis mon manuscrit à cette dame, l’inspiration du personnage.
« J’ai envie d’écrire ici la suite du roman. C’est-à-dire comment je suis en train d’attendre fébrilement que mon personnage me donne son autorisation, son amour. Pour la première fois, avec ce texte et ce point de départ somme toute banal, mon personnage possède un visage, un corps, une respiration. Évidemment, ça n’est pas elle. Je ne sais rien de sa vie. Juste qu’elle est libraire et cette histoire de verres partagés. Je n’ai pas fait d’enquête, je ne suis pas une espionne. Pourtant, pour moi Corinne c’est elle. Ou elle, c’est Corinne.
En lui donnant le texte à lire, j’ai demandé à mon personnage (une invention) de m’aimer et de me donner le droit de le rendre public (vivant). »

(j’étais naïve…) (non, pas naïve en fait, j’étais dedans, neuve, sincère comme quand on est heureux, je croyais que j’avais raison de faire ça, que c’était beau) (si, naïve)

Je n’avais pas raconté la suite. Parce qu’elle était violente.
Un jour, j’ai appelé Corinne à la librairie. Je me suis présentée. J’ai expliqué (bredouillé). Elle était en colère. Elle m’a dit qu’elle s’était sentie « prise en otage ». Oui, elle a dit ça. J’avais bafouillé que je n’avais pas voulu ça, que la blesser n’était pas du tout ce que j’avais espéré, que j’aimais ce qu’elle m’avait inspiré. Et voilà. Fin de la rencontre entre l’auteur et le personnage.


Je n’étais pas très fière de ça. Secouée aussi. Rassurée parce qu’elle n’avait pas dit (c’est une libraire avant tout) : vous écrivez mal, merci, au revoir. Perturbée parce que je ne comprenais pas. Troublée parce que j’avais la preuve concrète que la fiction est puissante. J’avais supposé que si j’étais un écrivain célèbre, peut-être elle aurait été flattée. Je m’étais interrogée sur cce que j’avais écrit, comment c’était possible de se sentir « pris en otage » alors que je ne savais rien d’elle, rien de rien.
Et puis, j’avais décrété que c’était son problème à elle.

(Je ne sais pas si c’était un lien de cause à effet mais dans cette librairie-là, je suis restée classée à Terroir. Ça m’apprendra.)

Ce matin, je lis le texte de Christine Angot, « ce qui m’est reproché », dans lequel elle m’explique ce qui se passe dans le territoire de l’écriture, comment il y a du réel qui se mélange évidemment et pourtant non, tout est faux. Elle parle aussi des lecteurs qui s’emparent du livre comme s’il s’agissait d’eux-mêmes dedans. Et qui en veulent à l’auteur dans son cas précis mais qui peuvent par le même processus être aussi des lecteurs qui vont dire « Merci, merci de m’avoir touché d’aussi près sans me connaître. »

Elle est très belle Christine Angot, dans son rapport à l’écriture, très forte.
Et mon histoire de libraire montre que ce qu’elle explique dans ce texte est inhérent à l’écriture. Qu’on ne génère pas ça seulement parce qu’on est Angot, ça n’a rien à voir, c’est l’écriture…