Ni dieu, ni maître…

J’ai croisé des notaires cette semaine. Un en particulier, la mèche rebelle, le costume gris, le visage bronzé, et qui a ses humeurs. Dans sa salle d’attente, il y a deux piles de magazines : au moins deux ans de Figaro. À côté de cette presse alléchante, une annonce immobilière : « À vendre Domaine – 850 000 euros ».

Pourquoi en l’espace de 2 secondes quand il vient me serrer la main et qu’il s’agace vulgairement du retard des autres (« Ils se foutent de la gueule du monde, je vais pas me faire chier à attendre !), pourquoi déjà je sens l’arrogance, pourquoi je l’associe à d’autres arrogances, cette suffisance de ceux qui pensent que le monde est à eux et qu’il doit tourner selon leurs principes ?

Comment un individu, censé être au minimum bien élevé, arrive à me glacer aussi rapidement ?
Comment parvient-il en 2 temps 3 mouvements à me donner envie d’être insolente et de lui faire bouffer ses Figaro magazines, année après année, en commençant par le numéro du 6 mai  2007…

Je ne connaissais pas cette profession avant la mort de mon père. Notaire : étrange métier. Passage incontournable. Cela pourrait être une mission de service public puisque dans le cas d’un décès, la succession passe obligatoirement entre ses mains. Vous ne pouvez pas y échapper. Un notaire, c’est donc une entreprise privée qui a des clients à la pelle, clients qu’il ne va jamais chercher mais qui viennent à lui. Souvent, ce sont des clients fragiles, inquiets, qui doivent être à la fois attentifs à ce qui se passe (car il est question d’argent et de biens à partager) et qui sont en même temps en train de vivre le deuil.

Le temps de la succession est un temps qui dure, qui se greffe à vos douleurs, qui empêche de tourner la page et d’entrer dans l’intimité du chagrin. Le dossier administratif de mon père est toujours sur mon bureau : mort ou vivant je gère encore sa vie. Symboliquement, il a encore besoin de mon aide. Je classe, je téléphone, je dis : « Mon père est… Mon père avait… » plusieurs fois par semaine.

Par exemple, je rappelle au téléphone ceux qui ne lisent pas l’acte de décès tout entier et qui trouvent encore des épouses à mon père pourtant plusieurs fois divorcé (« Ah oui, c’est vrai, c’est écrit, j’avais pas lu jusqu’au bout » : je l’ai entendu trois fois. Ça fait 15 lignes à peine, c’est LE document officiel, le seul qui compte, mais bon je dois rappeler pour leur dire « je ne comprends pas votre courrier » et ils me répondent ça après 10 minutes d’attente avec les 4 saisons de vivaldi : « Ah oui, j’avais pas lu jusqu’au bout. » Moi, plusieurs fois j’ai cru que j’étais folle, je croyais envoyer des papiers que je n’envoyais pas ? Mais non, je ne suis pas folle, j’envoie correctement les documents, c’est juste : qu’ils ne les lisent pas en entier…)

Peut-être que ça aide au fond, je n’en sais rien, je saurai plus tard. Pour l’instant j’ai l’impression troublante de l’enterrer un peu plus tous les jours depuis presque 10 mois.

Suite du RDV de l’autre soir : le notaire s’agace, péremptoire, fier de soulever l’incompétence de ceux qui ont du retard pour une signature de sous-seing. Il oublie que cette vente-là n’est pas une banale transaction immobilière, qu’on va pas faire péter le champagne derrière pour fêter ça, il oublie que c’est la maison du père mort qu’on vend ce soir. Et lui, là, cette façon de parler. Y’a comme un manque de pudeur, voyez-vous…

Quand il se rendra compte ¾ d’heure plus tard que c’est sa clerc à lui qui a merdé – une fois de plus –, et d’ailleurs que c’est son cabinet tout entier qui merde depuis 10 mois avec nous, il sera « contrit » et s’excusera. (Attitude bien judéo-chrétienne : pardon c’est ma faute, je le confesse et hop, je vais jouer au golf.)
Moi : – C’est un minimum vos excuses, monsieur.
Je ne dis pas Maître, je ne peux pas dire Maître à ce type-là. À personne d’ailleurs (à part peut-être à 2 ou 3 écrivains, là oui, je pourrais m’agenouiller et dire Maître).

Je lui dis « Monsieur » et encore, c’est parce que moi je suis bien élevée et que je ne dis pas « Pauv’con ».

J’ai adoré quand il m’a répondu :
Je vous remercie pour la mesure de vos propos, même si j’en sens bien la profondeur.

Bien vu gars, car tu n’imagines pas à quel point j’ai vraiment mesuré !

À suivre : la vengeance !