« À quoi tu penses ?
Je pense qu’en roulant sur l’autoroute, on aperçoit de très jolis châteaux, où l’on aimerait bien habiter. Et puis on se rappelle qu’ils sont près de l’autoroute.
À quoi tu penses ?
Je pense que ces gens qui décortiquent leurs crevettes et les entassent sur un coin d’assiette pour se décider à les manger quand tout le monde a fini les siennes méritent qu’on leur en vole.
À quoi tu penses ?
Je pense que « se réveiller la nuit et habituer ses yeux à la pénombre » pourrait être une définition de la vie.
À quoi tu penses ?
Je pense que pour être certain d’être lu et relu, je devrais écrire mes romans sur les paquets de corn-flakes. »
On dirait des tweet, n’est-ce pas, ( si ce n’est une écriture léchée et l’absence de #) envoyés par un type un peu loufoque, que l’on suivrait avec le sourire, peut-être que ça serait un chroniqueur radio en vogue, ou un écrivain à best-sellers qui voudrait casser son image ! Il aurait 456 followers (moi compris) et ferait le buzz de temps en temps…
En fait, ce sont des fragments extraits du recueil « Les amnésiques n’ont rien vécu d’inoubliable » d’Hervé Le Tellier, publié en 1997 au Castor Astral.
Le fragment, au départ de sa définition, est un morceau de quelque chose « qui a été brisé ». D’où le synonyme « extrait ». Pourtant, en littérature, le fragment n’est pas seulement un extrait, mais un genre à part entière. (et ancien – d’après l’article de wikipédia – puisqu’une japonaise en l’an 1000 l’inventa « au fil du pinceau »).
Il s’agit d’écrire ici comme une fulgurance. C’est l’art du trait avec la volonté de ne pas donner de construction au récit. Et sans construction, il y a sans doute la liberté du désordre : absence de sens, absence de lien, le fragment littéraire ressemblerait à nos pensées quand elles sont courtes, vives, directes, et qu’elles vont de « sauts à gambades ». (oui, c’est du Montaigne, et c’est un vieil instituteur qui a utilisé l’expression devant moi cet été, j’ai trouvé ça plus chic que « du coq à l’âne » et plus exaltant)
Aujourd’hui, nous pratiquons le fragment sans le savoir : statuts FB, twitter, texto… Un usage frénétique du « je dis tout et rien en 140 signes ». Et si nous compilions tous ces messages émis, le résultat ne serait pas exactement une biographie…
C’est paradoxal tout de même, à l’heure où le storytelling règne en maître, nous nous fragmentons à foison !
D’un côté on se raconte, de l’autre on se brise…
Il est vrai qu’avec FB ou Twitter, le but n’est pas le lien en soi, mais le lien avec les autres : en twitter-land ou FBword, de toute façon l’objectif n’est pas de donner du sens mais d’être suivi (sans savoir où on va).
L’idéal étant – pour bien se faire suivre- de faire croire qu’on tient bon la direction.
PS : On parle déjà de twittérature (gloups). En attendant un chef d’oeuvre du genre, allez voir et écouter les 1000 réponses au « à quoi tu penses ? », de « Les amnésiques n’ont rien vécu d’inoubliable »
PS 2 : Vous pouvez lire ici l’article de Télérama au sujet de Twitter.

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