AMI, ENTENDS-TU ?*

L’auteure avait prévenu : « Guide touristique, c’est pas mon truc. » Avec seulement la curiosité, le goût des hasards, qu’on se le dise : une dérive n’est pas une randonnée ! Mais à vouloir dériver, parfois on s’échoue…
DÉAMBULATION n°7 publiée dans le magazine Junkpage – novembre 2013 –

Donc ça a commencé comme ça.
Par un échec. (car s’échouer, c’est d’abord échouer) (d’un point de vue étymologique, évidemment) (et, selon que le verbe est transitif ou intransitif, cela signifie volontairement ou par accident) (la grammaire ta mère !)
Je voulais entendre les bruits de la ville, mais je ne savais pas où me mettre pour ça. 

Certes, il y avait, faciles à trouver, les bruits bruyants.
Ceux-là, je les entendais fort bien, particulièrement dans les quartiers qu’on dit « vivants ». Dans les rues de ces endroits, le bruit est repérable mais pas distinct, vite brouhaha, ou cris, ou chants. De ce point de vue, les étudiants sont charmants : quand ils ont bu, ils chantent beaucoup (des refrains de l’enfance ou le répertoire paillard) (on les croit parfois venir du fin fond d’une caserne qu’ils ne peuvent pas avoir connue). Ils habitent dans ces mêmes quartiers et pendent des crémaillères de début septembre jusqu’à mi-octobre. Puis, tels les oiseaux migrateurs, ils annoncent par de grandes fêtes la fin de l’année scolaire, et ainsi ils dépendent les mêmes crémaillères de mars à juin. Entre-temps, ils célébreront moult événements, d’Halloween aux partiels, en passant par des Saint-Patrick ou rien, car ils n’ont pas besoin de raison valable pour chanter.
Ces bruits-là, je les connais par cœur, je les ai en bas de chez moi ou presque. Et ceux qui préfèrent (peuvent/aiment) vivre à la campagne ne peuvent pas comprendre.

Non, les bruits de la ville que je voulais capter étaient ceux des conversations.
Les mots-commentaires, les mots-valises, les bruits qui courent, les rumeurs et les promesses, les mots qui servent à dire tout et n’importe quoi, Paroles Paroles, confidences et discussions…
Dans les cafés, on trouve des vedettes : « J’ai vu une émission sur le thé au Japon, eh ben, permets-moi de te dire que les Japonais, quand ils font du thé, ils font pas semblant ! »

Ainsi l’échec ne dura pas longtemps.
Il aura suffi d’une phrase.
Cette réplique, délicieuse fulgurance, fut ma bouée de sauvetage. Traîner dans les cafés, fastoche, je sais faire. Et quand on écrit, c’est la base.
Les bruits de la ville, c’est beaucoup là qu’on les entend. Phrases de jour ou phrases de nuit, elles sont souvent difficiles à bien raconter hors contexte. Il manque la tonalité, et cette façon un peu sentencieuse qu’ont les meilleurs de dire, comme s’ils avaient compris une chose essentielle à laquelle l’interlocuteur n’avait jamais songé.

« Oui, c’est vrai ça, il a raison, les Japonais, quand ils font du thé, ils rigolent pas… » pense celui qui écoute, sans même répartir « les Chinois non plus, si tu vas par là », non, il se contente d’acquiescer, laissant l’autre tout entier à son moment de gloire.
Le bon mot.

Je monte dans le tram : autre endroit favorable aux dialogues urbains (au-delà du fait que ce tramway qui fut annoncé silencieux ne l’est plus du tout et participe à sa manière à ces bruits bruyants évoqués plus haut).

Tramway – Ligne B – entre arrêt GRAND-THÉÂTRE et arrêt LES HANGARS :

« Je ne vais plus dans les magasins, sauf pour acheter des slips.
– Moi, maintenant, je mets le prix qui faut. Un bon slip, tu le gardes au moins cinq ans.
– Un mauvais slip, quand tu l’enlèves, t’es rouge. C’est l’élastique.
– Ouais, c’est la qualité de l’élastique le problème. 
»

Miracle. La ville parle.

Je remonte le cours Xavier-Arnozan, rue Notre-Dame.
Je veux vérifier si l’oreille en plâtre collée sur le mur (illustrant l’expression que les murs en ont) est toujours là. Quelqu’un l’a cassée, il en manque un bout. Misère. Je n’ai aucune idée de qui avait installé cette étrange sculpture. Peut-être est-ce Patrick Knoch, le drôle de designer installé à côté et qui écrit des phrases sur de la vaisselle en porcelaine blanche ?

Plus tard, assise au salon de thé, pour varier le goût et les idées :

« Non, mais, dans quel monde on vit… » suivi du soupir-hochement de tête-regard dépité.
Oui, c’est vrai ça, rien ne va plus ! Faites vos jeux !
En général, cette phrase concerne un fait divers. Une seule tragédie – spectaculaire – qui suffit à faire déclarer que ce monde « d’aujourd’hui » ne tourne pas rond du tout, alors que celui d’hier, c’est bien connu, tournait drôlement bien…

Ce « monde dans lequel on vit » aurait largement de quoi être critiqué, et l’on pourrait en soupirer des fois et des fois, mais non, souvent, le thème de ce constat fataliste n’est qu’un fait divers (cela dit avec tout le respect que je leur dois).

Je traverse le Jardin public.
Devant moi, un petit garçon tombe de son vélo. Se relève lèvres tremblantes. Pleurera ? Pleurera pas ? Il hésite… Larmes. Un monsieur passe au même moment, il a dû voir la scène, et s’adressant à son épouse :
« Quand on est un homme, on n’dit rien. »

Nous voilà dans la question du point de vue. Surprendre la conversation d’autrui permet d’accéder à d’autres opinions : parfois un découragement vous prendra, mais cela peut servir aussi à déplacer… J’allais écrire : à déplacer les lignes. En ce moment, j’entends ça beaucoup, le sujet des lignes. Les bouger, les franchir, (et les contours à fixer), et même celle de l’horizon qu’il s’agit de viser juste, regardons loin devant (et parfois, c’est vrai, c’est mieux de regarder loin plutôt que le bout de son nez – qui est très près de soi, il faut l’avouer).
Sur ce, je décide de quitter cet endroit de la ville où on entend les canards mais aussi les phrases à la con qui ont façonné le monde (dans lequel on vit)

Je suis attirée par un autre bruit. Familier.

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La fête foraine, la Foire aux plaisirs, place des Quinconces. Son bruit monte aussi haut que les bras qui voltigent et que la roue qui tourne, les manèges à toute vitesse font crier les filles (puisque quand on est un garçon on ne dit rien) et les cris stridents traversent les quartiers. Depuis les quais, on entend les hurlements, la musique, les voix au micro qui rythment l’intensité : « Vous en voulez encore ? »

Un instant, ce bruit-là recouvre tout : les bruits qui mentent et les bruits qui bredouillent, le jargon des jargonneurs de ceux qui projettent des projets – et qui parlent et qui parlent –, le bruit des prétentieux qui prennent tout le temps la parole, le bruit des gens dans les rues commerçantes (débat : le dimanche, où acheter du silence ?) et le bruit des sondages et le bruit des bottes et le bruit qu’on fait chacun dans son coin et celui qu’on pourrait faire si on se mettait tous ensemble.

Je sais qu’il y avait autrefois une gazette (l’ancêtre de Junkpage ?) qui s’appelait : Le Cri de Bordeaux

——— cette Déambulation a été écrite & publiée dans le magazine JUNKpage de novembre 2012. La photo bleue est de Franck Tallon.