moments avec impossible dedans

MOMENT 1
C’est le matin, j’avais fini un premier travail, il est 10h, je sors de chez moi.
Je vais souvent dans un bistro qui est là depuis longtemps, quand il y avait encore des voitures dans cette rue. Je mange là quelquefois le midi, l’assiette composée de Naji. Jusqu’à hier, je ne savais pas comment il s’appelait. Quand tu t’assois chez lui pour manger, il te dit toujours :« Tu sais, chez moi, il faut être patient, sinon c’est pas possible. Je suis tout seul à préparer, mais si tu as le temps, c’est ok, je t’amène une assiette ».

Donc, je m’assois au soleil, et je commande un jus de pamplemousse. Et je lui demande Comment il s’appelle, parce que jusque-là j’en savais rien.
– Naji.
– Sophie.
Il me dit aussi sec :
– Tu as eu quoi là ?
Il me montre la cicatrice. Je réponds Une opération à cœur ouvert.
– Ah ouais… Alors ils ont tenu ton coeur dans les mains ?
– Euh… Oui.
– Et il est comment ? Il est gros, non ?
Je réponds : Oui, je crois. Comme tout le monde. Je leur ai pas posé la question, je sais qu’ils l’ont arrêté. Il n’a pas battu pendant 48 minutes.
– Ah ouais… T’étais morte.
– Pas tout à fait, je vivais avec une machine.
– Ah Oui. Oui. T’es pas morte.
Et il se penche vers moi pour me faire la bise.
Il revient 2 minutes après avec une tranche d’ananas dans une assiette.
– Tiens, c’est pour ton cœur.

MOMENT 2 :
Sur les quais, je suis à vélo, j’entends des phrases au passage.
Un gars à son pote : J’ai rencontré une meuf qui fait du body-painting avec ses dread.
Je les laisse derrière moi, je me répète la phrase.
Quand même, il y a des phrases qui sont impossibles à inventer, il n’y a que les gens pour les vivre et pour les dire.

MOMENT 3 :
Alors, j’étais en vélo, j’allais au CAPC, je voulais voir deux expos et aussi le reste, mais surtout celle-là : JE SUIS DU BORD, de Patrick Bernier et Olive Martin.
Deux vidéos pour les contemplatifs, un film avec des séquences à bord d’un bateau-monstre de croisière, et un autre à l’intérieur du Mémorial pour l’esclavage de Nantes, et c’était très beau, j’étais la seule à rester à regarder jusqu’au bout, des touristes avec des tenues de touristes entraient et sortaient, j’ai pensé – mauvaise langue – qu’ils avaient dû imaginer le CAPC comme leur visite à la Cité du vin, et ils étaient déçus, ils ne comprenaient rien du tout alors que le vin on comprend immédiatement, et après je suis allée voir les photos de LaToya Ruby Frazier qui font des claques dans la gueule, et je voulais continuer et les gardiens m’ont sauté dessus parce qu’à 18h on ferme et j’ai dit à la dame de l’accueil qu’elle aurait pû me prévenir, que 2 heures ça suffisait pas pour tout voir, il me restait encore Judy Chicago et Constellation.s, elle m’a dit Si, Si on a évalué en moyenne les gens mettent 2 heures et j’ai répondu Oui, les gens qui ne regardent rien qui ne lisent rien qui n’écoutent rien oui c’est sûr les touristes qui visitent les musées comme les cités du vin oui ils mettent deux heures mais sinon c’est impossible.

MOMENT 4 :
On parlait assis dans un jardin, et dans ce quartier, ça sent les tilleuls et les acacias et les troènes, j’aime bien ces parfums. On parlait d’un artiste. Avec les adjectifs : fou, entier, difficile etc.
Je me disais : Je ne suis pas une artiste puisque j’essaie d’être polie et souriante et de pas trop envahir avec mon ego démesuré et je ne dis jamais certaines phrases d’artistes et je fais en sorte qu’on ne pense pas de moi que je suis folle, alors on ne doit pas penser non plus de moi que je suis une artiste entière.
Je me disais ensuite : Donc, je ne suis pas une artiste entière, je suis une artiste de moitié, moitié inventée-moitié-raisonnée, d’ailleurs j’écris des textes pour des clients par exemple un texte sur les usines de traitement des eaux usées, comment on les rend propres les eaux qu’on use, j’écris ça, faut pas être folle du tout pour écrire ça, faut pas être entière, faut savoir composer, composer avec la réalité, avec les salaires à gagner.
Et donc, j’en arrive, au fond du jardin, à me dire : Je ne suis pas éditée parce que je ne suis pas assez folle.
Et là, je pense que c’est l’heure de rentrer, quand je dis des phrases comme ça dans ma tête, c’est l’heure d’être seule.

MOMENT 5 :
Je traverse la ville à vélo. On est en finale. On est en finale.
Un petit gars, un peu gros, et ivre, court à côté de moi un bout de chemin, il fait rire ses copains, il me tient par l’épaule, je pédale doucement, il court avec son verre à la main, il me dit « On va jusqu’au Stade de France ensemble ! » Je rigole, j’accélère, il retourne à ses rêves de vainqueur.
Vers la gare, des gars dans une voiture noire, sport, la musique à fond, le drapeau français par la fenêtre, klaxons, des filles sur le trottoir, ils s’arrêtent à leur niveau, les font danser avec le drapeau comme pour les taureaux.
Les gens crient, se croisent, se répondent Allez les bleus ! Ouaiiiiis !
J’aime ça normalement la fraternité, la spontanéité, les scènes d’accolades, mais ce soir, je n’arrive pas du tout à me réjouir. C’est de la fraternité superficielle. Maintenant, je le sais, vu l’année qu’on a passée, vu tous les réfugiés qui meurent dans la Méditerranée ou qu’on laisse au bord dans les jungles et dans les camps, vu les codes du travail, vu les haines qui montent, franchement on serait ce soir un peuple uni et fier ? Non, vous plaisantez, là…
Depuis ma chambre, j’entends des marseillaises. J’allume la radio et on nous fait entendre les hurlements. Les journalistes parlent de joie. C’est faux. Les gens se défoulent, ils rongent leur ballon et cette victoire ils croient qu’elle est à eux, que c’est leur victoire, victoire de rien, ils ont bu tellement de bière ces dernières semaines qu’ils vont dormir tout l’été, se croyant des héros, des héros de rien.
On est un peuple seulement capable de s’exalter à la gloire de gamins bien coiffés, avec le président qui va nous en faire un message positif, un élan pour le pays tout en entier ça va devenir, pourtant j’adore le foot, demandez à mes amis, ça fait longtemps, vraiment je peux adorer ça et j’ai même mis dans un cadre la Une d’un Libé avec Zidane en 98 parce que ça avait été un bel été et que j’avais envie de me souvenir de tout ça, la liberté que je ressentais en juillet 98, alors pourtant oui j’adore le foot, mais là je ne me réjouis plus avec le peuple, la marseillaise elle pue la bière, la bière dans des verres en plastique, parce que les verres en verre c’est dangereux mais la bière en litres non, alors j’ai essayé de dormir, ça faisait une journée étrange, ça faisait bizarre de ne pas se réjouir, mais vraiment la marseillaise c’était pas possible, la joie de la victoire c’était pas possible…

Je me suis endormie.
J’ai eu une dernière pensée qui allait vers les gens sur les bateaux.
Que la victoire soit avec eux.

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