Bienvenue à ma colère

C’est encore de la colère.
(Je crois que je vais devoir m’habituer. Ce n’était pourtant pas ma caractéristique principale avant. Et entre tout, je préfère pourtant la douceur.)

Je ne sais pas comment commencer.
Peut-être par une saison culturelle, avec un thème, Liberté, et son Ambassade. Et le collectif Yes we camp invité à organiser des « Républiques nomades », à thème aussi (l’eau, l’amour).
Le thème à la place du fond.
Désormais, le thème fait fond.
Plouf.

Liberté j’écris ton nom partout sur des kakemonos qui flottent au vent pour communiquer sur la saison culturelle de l’été.
Liberté, qui serait « un thème d’actualité, et encore maintenant, alors que nous avions choisi ce thème il y a deux ans » : je l’ai entendu dans un discours inaugural… Devant le musée des arts décoratifs, au début de la fameuse saison, on écoute le discours sur le thème, cette phrase, on fait des bonds en dedans, ou alors il n’y a que moi qui bondit, je suis devenue en colère et trop maniaque avec les mots, ça devient symptomatique, désolée, ça vous chatouille ou ça vous gratouille, ah mais les deux en même temps, ça m’écorche carrément !
Mais, paisiblement, nous vivons dans un monde où Liberté est un thème de saison culturelle.
(Si le monde en question déployait des preuves que la liberté se vit pleinement et partout, ma foi, allons ensemble la fêter cette thématique si exaltante.)  

Poursuivons.
Revenons à l’Ambassade que s’est offerte cette saison culturelle.
Une ambassade en saison culturelle, c’est un QG, c’est-à-dire un quartier général au sens où c’est là qu’on se retrouve pour manger des trucs sympas, écouter des DJ sympas, voir des trucs sympas, et boire des bières sympas. Je n’ai rien contre les trucs sympas, ni les moments sympas, et d’ailleurs on pourrait appeler ça un Lieu sympa plutôt qu’une ambassade, non ?
J’ai donc visité un soir cette Ambassade installé dans l’immeuble, vide depuis plusieurs mois, des anciennes archives municipales. Et il y avait à l’intérieur des tas de petites pancartes accrochées Interdit au public, et je me suis dit, Pour une République, ça commence mal, un peu comme la nôtre est en train de mal finir.
Mais, bon, je me suis dit ces trucs-là, comme ça, en passant, pour ne pas me mettre en colère justement, et donc dans cette Ambassade-QG de saison culturelle sur le thème de la Liberté des gens y dormaient, y mangeaient, et y vivaient des trucs sympas.

Un autre soir, tout ça se déroulant dans le même espace-temps, l’été 2019 dans la ville de Bordeaux, je suis allée dans un autre QG : le QG de l’Athénée libertaire, improvisé suite aux expulsions massives des squats en début d’été, où sont servis chaque midi et soir plus de 150 repas, où s’organisent avec des citoyens bénévoles et des associations une entraide et un accueil solidaire pour des centaines de migrants et personnes à la rue virés de logements de fortune où ils tentaient déjà de survivre.
C’était une autre sorte d’ambassade. Pas exactement un Quartier Général, mais plutôt un Quartier de sauveté. J’ai découvert ce terme dans le dictionnaire.
Quartier de sauveté : « Endroit où des assiégés pouvaient se retirer en toute sûreté après avoir abandonné la place aux assiégeants ».

Le collectif Yes we camp a aussi organisé depuis son Ambassade des Républiques nomades. C’était le principe de leur projet. On pouvait, par exemple, sur inscription et gratuitement planter sa tente à Bacalan, y passer une nuit sympa, et comme c’était une République, il y avait un Poste de douane, représenté par un trépied en bois et une cahute et des petites blagues écrites sur comment passer, etc.
Je n’ai rien contre le collectif Yes we camp, qui a peut-être dû s’adapter à une commande. Sauf que dans le même espace-temps, il y avait des tentes et des matelas mis dans des bennes par des policiers, etc.
Sauf que le langage utilisé compte (rappelez-vous, je suis maniaque) : au moins, tout ça n’aurait-il pas pu s’appeler autrement ?

Cela n’aurait certes rien changé au fait que des centaines de personnes dorment à la rue sans que la république s’en sourcille, et encore moins la ville de Bordeaux. Mais au moins, nous respecterions des faits et des situations qui aujourd’hui engendrent de réelles tragédies.  

(Ou cela prouve à quel point nos républiques sont de pacotille ?)

Ce que j’écris là, j’avais réussi à le garder pour moi. Ma colère en dedans. Aller voir des expositions quand même. Aller à l’Athénée libertaire. Ne plus savoir quoi faire (l’expulsion est quand même tout le contraire de l’hospitalité) et l’écrire. Mais ne pas parler de cette Liberté, ni de cette Ambassade.
Jusqu’à ce que l’annonce du prochain thème de dans deux ans de la saison culturelle soit Bienvenue. « Autour des questions de l’accueil de l’hospitalité et de la bienveillance ».
Dans la presse, l’adjoint l’explique, tout en fanfaronnade sur le succès de la saison Liberté qui s’achève : Bordeaux a toujours été une terre d’accueil. Et il suppute qu’en 2021, ces questions de l’accueil et de l’hospitalité seront toujours d’actualité, vu que les migrations ne sont pas prêtes de s’arrêter. Et de considérer que pendant l’été 2021, il sera bon d’y réfléchir au milieu d’une programmation culturelle et festive de qualité…

On a hâte, on en trépigne d’impatience.

Et aussi qui trépignent dans des logements insalubres ou au bord de nos portes des érythréens, des guinéens, des sahraouis, des vénézuéliens, des afghans, des maliens, des français, hommes femmes et enfants, etc…

Toujours dans un même espace-temps, heureusement, il y a aussi la capitaine Pia Klemp qui refuse de recevoir la médaille de la Ville de Paris. Elle dénonce ces élus, ce pouvoir, qui célèbrent des valeurs de solidarité tout en érigeant « des remparts ».

Est-il nécessaire de rajouter à l’inaction, la perversion du langage et l’indécence à prendre pour des thématiques ceux qui souffrent de notre cruel manque d’hospitalité ?

Pour intituler des saisons culturelles, vous trouverez des tas de mots : poésie, beauté, prendre l’air, jaune tournesol, tournicoti-tournicota, espérer, plongeoirs, labyrinthe, comment choisir la couleur des murs, beau comme un gilet, la vitesse des nuages, flâner, refuser les médailles, etc.
Ou colère.
Mais c’est risqué…