Cette année, j’ai croisé une jeune fille de 13 ou 14 ans qui ne parle pas. La première fois que je l’ai vue, elle se tenait debout seule au milieu d’une cour de récréation, elle restait là, on remarquait son immobilité, on voyait bien qu’il s’agissait de ça, un anti-mouvement, une décision ou un refuge je ne sais pas, mais sa position figée et solitaire lui donnait une importance, une existence. Peut-être que les élèves ne font plus attention depuis le temps qu’elle passe les récréations dans cette situation… Moi, la voyant pour la première fois, je ne remarquai que ça.
Il se trouve que cette jeune fille était dans la classe avec laquelle j’allais faire des ateliers d’écriture. On m’a expliqué qu’elle ne parlait pas depuis l’âge de huit ans. Apparemment, elle ne parle pas à l’école mais chez elle oui. Apparemment, les psychologues ne comprennent pas. Apparemment, il n’y a aucune explication établie. Elle se tait depuis six années.
Pendant l’atelier d’écriture, elle a transcrit quelques phrases courtes. Elle a utilisé un JE, ce qui constituait déjà un événement d’après ses enseignants, au moins la preuve de sa participation.
Plusieurs fois, comme je venais parler avec chaque élève en particulier, j’ai eu un échange avec elle. Je lui ai dit des choses sur ce qu’elle était en train d’écrire, des encouragements, et elle fait oui ou non de la tête, elle prend des décisions (changer la locution que je lui ai donnée comme déclencheur de son texte) (elle n’a pas écrit réellement un texte, elle a écrit deux phrases très courtes), elle a un regard très brillant, très souriant. Je n’étais pas en face d’une adolescente éteinte, ni absente. C’était une jeune fille bien vivante, juste elle avait la bouche fermée, sa voix à l’intérieur.
Assise face à elle, j’étais sidérée de son énergie au mutisme, la volonté déployée pour résister à l’autre, dans un moment comme ça, où l’autre est accueillant, ouvert.
Chaque jour depuis six ans refuser l’autre. Rester derrière cette vitre épaisse. Regarder l’autre, l’écouter, et se taire.
Son mystère et la force de son silence m’ont impressionnée.
Quelles raisons, quel événement, quel sortilège, pouvaient fabriquer chez une enfant ce rempart ?
J’ai passé deux fois deux heures en sa compagnie. Chaque fois, le même sourire, la même présence à la fois muette et vivante. J’avais l’impression qu’elle était contente d’être là, ce n’était pas une souffrance (contrairement à certains pour qui une séance d’écriture peut être une sorte d’enfer). Dans la cour, pendant les récréations, elle semblait occuper toujours la même place, un peu en hauteur, droite et fixe, comme un soldat bras le long du corps devant sa guérite, ou une image arrêtée au cœur d’un tourbillon de collégiens.
Et puis, je me suis dit : Peut-être qu’elle a seulement peur de parler depuis le temps qu’elle ne dit rien ? Quelle peut être le bon moment pour le premier son ? Comment le choisir ? Pourquoi se mettre à parler maintenant plutôt qu’avant ? Est-ce que ça n’enlèvera pas tout le sens à ce silence produit jusqu’ici ? Et quel bruit cela va faire ? La peur de ce bruit plus fort que l’envie ?
Peut-être que ce n’était qu’un jeu d’enfant, un défi avec soi, une expérience, incapable de la stopper, et puis ça dure… Elle observe ce qui a lieu en soi et les autres, (quel sens de l’observation elle a dû développer !), elle s’installe dans cet état, décide que c’est confortable tellement la peur de l’inconnu est grande, parce que ça devient l’inconnu cette voix qui sortira d’elle au milieu de l’école, alors elle reste au chaud, la peur comme un mur infranchissable, et ce sourire de temps en temps pour dire Ne t’inquiète pas, ça va encore.
Cette jeune fille m’a beaucoup intriguée. M’a bousculée aussi. Cette image d’elle seule au milieu de la cour, son sourire et son mystère. Et cette peur que j’ai imaginée, dont on voudrait la délivrer.
Celles et ceux qui connaissent les peurs insurmontables comprendront.
Lui dire – mais qui oserait le faire parce qu’après tout que savons-nous de ce qu’elle vit – mais lui dire : Ça n’a aucune importance ce premier moment, ce qui va avoir lieu dans cette déflagration. Ça n’a aucune importance que la voix soit enrayée ou ridicule, que la première phrase n’ait aucun sens, ça n’a aucune importance, c’est tout ce qui va avoir lieu ensuite qui compte, qui sera beau…
Ceux qui n’ont pas ces peurs féroces n’imaginent pas la puissance de retenue que cela impose en soi. C’est ce que j’ai ressenti et compris en rencontrant cette adolescente si particulière : la puissance de retenue que la peur impose.
Par exemple, conduire. Par exemple, prendre la parole. Par exemple, traverser la forêt. Par exemple, s’engager sans savoir où mènent les pas. Par exemple, les serpents. Par exemple, du monde qui se défait. Par exemple, les autres. Par exemple, des violences. Par exemple, suivre son désir. Par exemple, la solitude. Par exemple, prendre un avion. Par exemple, choisir. Par exemple, l’ivresse. Par exemple, les interdits. Par exemple, parler une autre langue. Par exemple, aller en ville. Par exemple, changer de quartier. Par exemple, se révolter. Par exemple, une autre vie. Par exemple, entrer dans un théâtre. Par exemple, etc.
Cette jeune fille a aussi déposé en moi ce quelque chose qui se transforme en fiction. Et avec cette rencontre, je comprends que c’est ça mon moteur ou mon rapport au monde, un mouvement aimé c’est certain, et qui quelquefois me fait oser.
Je la remercie depuis ici, ce lieu d’écriture sans éditeur, sans argent, sans raison, qui sert juste à écrire et partager, le beau cadeau qu’on se fait.
Et en 2020, je nous souhaite de chasser un peu de ces peurs-forteresses.