Manque de sucre et de beauté

Je fais partie de celles et ceux qui reviennent dans le monde sur la pointe des pieds.
Je m’ennuie un peu. Pourtant, je mesure les appels à changer le monde, ce qui pourrait nous occuper jour et nuit pendant des siècles et des siècles. Aucune joie à participer.
Trop de montagnes. Pas assez de langue.
Je regarde la maladie dégénérative envahir ma mère. Parfois, une fulgurance poétique de son cerveau :
« Là je peux pleurer sur commande, j’ai les yeux brillantissimes. »
Je regarde dehors et je vois la maladie dégénérative partout.

Je cherche la poésie dans la ville. Je ne la trouve plus. Elle disparaissait déjà mais là, elle a carrément pris la tangente. La tangente à Tanger, je pense. Un autre jour. Peut-être jamais. L’idée de ces voyages abandonnés me rend triste alors que je n’ai jamais su bien faire mes valises.

La poésie où ça ? Je propose au bar en dessous de chez moi qu’il y ait des répits dans la musique espagnole qu’il passe de 11h à la nuit pour dynamiser la vente de ses tapas à emporter. Le nouveau vendeur me dit : « Ah c’est vous, l’écrivaine ».
Celle qui écrit est une chieuse à cause du silence qu’elle espère à cause du silence qu’elle est censée faire, pas de bruit l’auteur, couchée l’autrice, on va moins publier disent les éditeurs, publier moins mais mieux ils affirment, et les libraires vendre plus.
Et pendant ce temps, les auteurs écrivent ?
On ne sait pas, ce n’est pas le plus intéressant, ce n’est pas dynamique d’écrire. Tu as déjà essayé d’écrire en courant ou en faisant des squats ? Parce que ça, on a le droit de faire des squats sous le nez des gens, mais pas s’assoir pour écrire, pas statique on a dit.
Est-ce que c’est dynamique si mon crayon court sur le carnet ? Moi non, je ne cours pas mais mon crayon oui, regarde ça file les mots, ou mes yeux qui vont d’une ligne à l’autre, tu les vois mes yeux la vitesse à laquelle ils parcourent les pages ?
Allez allez ! Circulez les auteurs, bougez les autrices, et on ne veut pas vous entendre.
Ou alors moins mais mieux.

Je râle, je m’étouffe derrière mon masque, le tissu me brûle la peau, mon corps s’est épaissi, je réclame des gâteaux roulés à la fraise comme d’autres la cocaïne, j’aperçois les rêves oh bien bien rêvons l’impossible si vous voulez, mais quelle lassitude, la réinvention comme destination : toutes directions mènent aux mêmes sons et lumières aux mêmes files d’attente aux mêmes figures de style, de l’oxymore, le soleil noir.
Les rideaux ne se lèvent toujours pas, dommage, mais le problème du théâtre c’est que ça postillonne beaucoup alors que les spectacles grandioses et immersifs, non.  
Ma mère avec son cerveau surréaliste disait On a été au Fou du Puy et elle riait très fort. Et on commençait à la trouver bizarre et à comprendre que quelque chose n’allait pas.
Les attractions n’y avaient rien fait, elle était restée mélancolique.

Au Fou du Puy, il y a donc des spectacles grandioses comme les jeux du cirque et les gaulois doivent gagner à la fin. Pas de poésie. Des batailles et des victoires. Dynamique, on a dit.
Il a parlé de la guerre, qu’on était en guerre, et tous les soldats du porte-avion étaient malades. Heureusement, ce n’était pas la guerre.

Jeudi, je n’étais pas dynamique. Sur la plage, au milieu des gens tout nus allongés sur des serviettes à l’abri des parasols, l’avion des gendarmes est passé au-dessus de nous, ils nous observent, je me souviens de ma mère qui racontait en 68 les gendarmes à cheval qui chassaient les gens tout nus dans les dunes. Le problème, c’est que d’être statique tout nu sur une plage, ça nous fait croire qu’on est des révolutionnaires, on est des rebelles à deux balles, et on vaut pareil qu’un client du Mac’do, chacun son kif, moi j’ai tellement eu peur de ne pas revoir l’océan avant l’automne que ce jeudi normal tous tout nus sans masque allongés avec les distances habituelles qu’on a sur ces plages, parce que ce sont des plages très larges de gens qui aiment la paix et être tout nus, un peu avachis, bref. J’étais heureuse. Ça dure ce que ça dure.

Marcher le long des quais, ça me saoule, trop de foule, trop de dynamisme, trop de corps performants. Je prends mon vélo pour faire le tour, je pédale à toute vitesse pour m’échapper, je prends l’oriflamme du Starbuck dans la figure, je râle, je m’étouffe derrière le masque, je l’installe sur le menton, faut pas le faire, je passe le pont, je relâche un peu la tension, je ne comprends pas l’organisation des berges, ça sent bon, encore pour quelque temps on respire des bonnes odeurs, j’arrive à l’autre pont, je rentre chez moi, je pédale vite, je me dépêche, je fais ça – du vélo – à cause des gâteaux roulés à la fraise, faut que je bouge un peu, les auteurs c’est comme des statues muettes, et puis les gâteaux j’y pense trop, paraît qu’on grossit rien que d’y penser parce que le cerveau salive, et le cerveau contrôle toute l’histoire, et là il dégénère et le monde dégénère, ça y est je recommence à m’inquiéter, j’ai pas dû être assez dynamique pour recevoir la dose de dopamine, le plaisir.

Je préfère le corps nu sur le sable et ce parfum au raz de l’eau dans les vagues, je préfère fermer les yeux et penser à tous les corps nus autour de moi sur le sable, en liberté provisoire les bienheureux que nous sommes, je préfère penser à nos chairs nues, nos peaux cuisantes, j’ai les fesses rouges et chaudes, le plaisir, les doigts qui traînent dans le sable, voilà ferme les yeux et pense à tous ces corps nus si loin si proche

Pas d’autre poésie en vue.