au-delà de la libération

Le restaurateur fier de sa terrasse étendue m’a dit : « Vous vous êtes habitués à vivre dans une ville morte, et maintenant vous aimez ça. »

Je me suis demandée si c’était ça.

Si mon problème c’est que je préférais la ville morte, comme depuis des mois j’attends la mère morte.
Si j’étais habituée à la mort – du père mort, de la tante morte, de la grand-mère morte, de l’amie morte, et bientôt la mère, et les lointains des migrants morts – la mort de la ville, du pays, et tellement l’habitude des morts que me choque même (me manque ?) l’absence désormais de ce décompte journalier des morts du virus, la mort partout, familière ?
Qu’on s’y attire sans plus s’en rendre compte.

Alors, s’il a raison le restaurateur qui a besoin de gagner de l’argent, alors le silence que j’ai chéri ces derniers mois (et je lisais au soleil à ma fenêtre), si c’était le silence de la mort ?
Avec dedans les voix chères qui se sont tues, le silence des morts dans ce silence de morts qui donnait aux rues de la ville une épaisseur étrange. Les rues, curieusement, n’avaient plus l’air de décor, ni rentables. Comme si cela laissait de la place.

Alors, oui.
J’ai aimé la ville morte.

Peut-être que dans le silence de morts, j’ai pû passer du temps avec eux (alors je comprends pourquoi j’ai aimé). Ils me manquent, et ce n’est pas simple de les retrouver de temps en temps, cela demande justement des conditions particulières, je ne le savais pas jusqu’ici, une place en soi mais pas seulement, un état difficile à décrire, un état que les journées bruyantes (quelle brouhaha ce monde a retrouvé) et pleine d’objectifs empêchent souvent d’atteindre.
Et puis, passer du temps avec les morts, penser à eux, on a l’impression d’aller dans un endroit dangereux, avec des chagrins, des regrets, on remarque les traits qui s’effacent ( comment cela faisait quand elle riait ? et quand elle disait Comment tu vas ma belle avec sa voix traînante pleine de médicaments ? ) (et là cette liste, je pourrais l’allonger, l’allonger, de souvenirs, de détails, pour chacun d’eux, elles et le père, et je pourrais même inventer les listes de toutes et tous qui sont comptabilisés dans les + 100 000 décés, et même ceux dans la Méditerranée, je pourrais écrire les listes de toutes ces choses qui font qu’une personne a été vivante).
Dans le silence de morts, on remarque les mains des morts qui au lieu de se détacher de la nôtre, se raccrochent…

Comment lui répondre ça, à lui qui rêve d’avoir une terrasse aussi vaste qu’un champs de maïs, ou de pétrole, ou d’avocado toasts ? Comment expliquer ça au milieu d’une liesse assourdissante, qui trouve là le moment de liberté tant attendu, et je comprends : la liberté chérie autant que le silence des morts que j’ai chéri.

Et puis, plus tard, alors que je réfléchis encore à cette phrase de la ville morte, je me souviens qu’avant, à la place de son comptoir et de sa tireuse à bière dans ce décor de faux bistrot de village, il y avait un artisan d’art de vitraux et de temps en temps on entendait un marteau des bruits comme ça ; en face, le vendeur de guitares et parfois dans la journée un musicien en essayait une.
Et ce n’était pas mort.

Ce matin, j’ai décidé que j’allais déménager.
Avec tous les morts, désormais, qui me suivent partout où je vais.
(Pas d’inquiétude, on rentrera sans problème dans un T2, même un T1 avec un grand ciel devant nous)