De cet été étrange

J’essaie de retenir dans un cahier dans un autre fichier les phrases pour un livre.
Je vois bien comme on est submergés. Fatigués, on cherche du repos, la vacance, le sens.

Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de ma mère et je ne peux même pas lui passer un coup de fil, simple disait autrefois un slogan comme un coup de fil, mais non comme toujours, la publicité est mensongère, rien n’est pas simple.
Je pense à elle. Qui tient, qui flanche. Dimanche dernier, je l’ai entendue hurler à la mort. Pour ou contre, je ne sais pas exactement ce que ses cris signifiaient, mais ils étaient vivants, une énergie, elle qui n’a pas pu dire un seul mot de l’après-midi, tout d’un coup alors que j’annonçais que je partais, ses cris ses larmes, j’étais collée à elle et j’en avais l’oreille qui tremblait, ce cri si puissant, la sirène.
Je ne vais pas en écrire davantage ici. Je ne voulais pas écrire sur ça. Mais, je retiens les phrases dans le carnet, dans le fichier, pour plus tard.
Bon, plus tard : est-ce qu’on sera encore vivants ?

J’ai lu ce livre de Joseph Ponthus, À la ligne, feuillets d’usine. Et à regarder la couverture, je lui trouvais quelque chose de précieux – péjoratif – à ce titre ce sous-titre ce personnage dessiné et découpé en illustration – et je craignais une écriture chichiteuse, bête que je suis, donc maintenant je comprends les éloges, et le voilà devenu livre précieux – mélioratif, à faire lire à tout le monde.
Il y a ce qu’on sait en forme abstraite de devinette : les misères, des souffrances. Et puis, il y a ces moments de vie où le savoir devient être : on y est, on savait mais là on y est. Certains livres – et la littérature et la poésie – nous font aller dans cet endroit précieux – à protéger – entre les deux, entre savoir et être. On n’y est pas mais presque, suffisamment près grâce aux phrases de l’auteur pour ressentir, pour ce bond dans une autre vie. Me semble souvent plus puissant que le virtuel.
Ponthus réussit ça. Nous mettre dans l’usine. Du poisson, des crevettes, de l’abattoir veau vache. L’absurdité, la répétition, quand il se demande qui mange tout ça, la souffrance physique du corps détruit par les gestes, le sang des bêtes, l’épuisement du travail, ce quelque chose aussi comme une fierté à tenir la cadence et peut-être que c’est ça qui fait qu’ils tiennent les ouvriers cette fierté à passer outre la dureté la saleté l’odeur la fatigue le poids du fardeau la logique industrielle la nuit de l’usine : Ponthus nous y met. Après lecture, chacun fera ensuite comme il peut pour continuer à manger des crevettes ou du foie de veau ou du Tofu.
Par amitié pour les ouvriers ou pour les animaux, ou les deux.

Il écrit sans ponctuation, comme les poèmes en prose, à la ligne donc. On suit sa cadence. De petits paragraphes en scènes vives, trois phrases, on ressent tout.
Au début, peut-être un peu à sourire, il arrive à en rire encore, que pour gagner sa vie il égoutte du tofu toute la journée ou déplace des tonnes de bulots sur un tapis roulant pour aller à la cuisson. Les anecdotes deviennent des symboles : le bonbon Arlequin comme résistance, le rapport au temps et à l’histoire, le doigt coupé, toute cette chefferie qui prend les ouvriers pour des crétins, les scandales qui n’éclatent pas, la grève qui se délite, le don du sang à caser dans la journée de travail à l’abattoir, toutes ces étapes qu’on soupçonne mais qu’on ne connaît pas (nettoyer la merde, le sang, les restes, déplacer les carcasses, les quartiers, les viscères, les panses pleines…). Et les questions d’un homme au milieu, et son amour pour sa femme, pour sa mère. Voilà un de ces livres qu’on voudrait faire entendre à tout le monde. Aux méprisants tranquilles pour qu’ils éprouvent l’usine ; aux ouvriers aux invisibles pour qu’ils entendent comme un écrivain parle bien d’eux, que ça leur redore le blason ; à celles et ceux qui comprennent la poésie mais aussi tous les autres qui ne la connaissent pas encore ; aux comme moi qui font leur chemin sur la consommation… Je savais que l’usine agro-alimentaire était un endroit terrifiant. Avec la voix de Joseph Ponthus je suis presque dedans, et c’est pire. Libé en fait d’ailleurs sa Une aujourd’hui, et dans le fil d’actu de Twitter sous l’image de la Une du journal quelqu’un a commenté : Lisez Joseph Ponthus. Je suis d’accord avec lui.

Pendant cet été étrange, je ne fais pas que lire et retenir les phrases dans les cahiers. Je regarde aussi les fissures dans les cartes postales. Je vois bien, comme dans le rapport du GIEC, que la catastrophe c’est en cours, pas dans l’avenir. Je ne sais pas trop quoi faire. À lire Ponthus je me convaincs encore une fois que celles et ceux qui écrivent – ou décrivent – doivent honorer cette mission, c’est déjà ça disons mais ne suffit pas, on le sait.

Résumons : lire, écrire, observer, toucher du doigt, de la langue aussi, pleurer, hurler, contempler des beautés, éviter tout mépris, manger autrement, essayer, prendre soin absolument de qui on peut, aller à l’inverse des embrouilles (pas trop de mépris par pitié), accepter la complexité et la nuance comme indique Edgar depuis le temps, mais chercher à simplifier la vie… 
Si on est encore sidérés, ça passera.
Réclamez la poésie.
Embrassez-vous, ouvrez des livres.