Memorial

On s’encabane encore un jour, et un autre. On vit dans le noir. J’ai appris à me méfier de cette impression d’air au dehors, on croit qu’il y a du vent et que ce sera mieux d’ouvrir, on rêve du courant d’air ; si on ouvre, l’air chaud immédiat tombe dans la maison, n’en partira que demain matin, peut-être, vers 5h ou 6h, là on ouvre en grand, alors je mets les boules quies pour dormir parce qu’il y a les gens qui gueulent dans la rue – et ce matin le type en colère « Tu vas voir, tu vas voir si je suis, tu vas voir, j’ai un 9 millimètres, tu vas voir, enculé, tu vas voir si je suis… »
Une seconde je me dis Est-ce que je dois prévenir la police qu’un type en colère marche dans la rue avec un 9 millimètres ? Et puis, à force d’en avoir entendu tellement de cris, des phrases du genre, dans la rue à l’heure des ivrognes, je sais que ce sont surtout des grandes gueules, bien grandes pour vous réveiller en sursaut – ou parfois je les entends se battre, se chercher comme des coqs furieux, et j’ai si peur pour l’un ou l’autre on dirait qu’ils vont s’étriper, et puis quelques minutes après ils sont comme des bébés à se pleurnicher, les pires ceux-là les copains qui ont trop bu – donc pour profiter du frais j’ouvre la fenêtre quelques heures avec les oreilles bouchées, et maintenant tout est encabané.
J’arrive à maintenir 10 degrés d’écart.
Fièrement, avec la patience, dans le noir.

On cherche un endroit pour que repose mon grand copain mort d’un coup il y a douze jours. Celle-là, je l’ai pas vu arriver, la sale nouvelle, le départ trop tôt, et je me (lui) dis Alors c’est ça, c’est moi qui vais être à ton enterrement et pas l’inverse, merde. J’ai l’habitude des gens qui mettent du temps à mourir, à leurs côtés dans la bataille, assister à leur effacement lent, les voir sortir d’eux-même peu à peu, les derniers souffles gonfler encore la poitrine, mais l’ami qui meurt comme on éteint la lumière à l’interrupteur, sans même une accolade d’au revoir…
Je ne savais pas qu’il allait mourir comme ça le 28 juillet, sinon je crois que je n’aurais pas publié sur mon blog le texte précédent. J’aurais laissé la place à la seule tragédie qui compte cet été : mon JL en allé.
En plus, j’ai déjà fréquenté les cimetières en Juillet, le magnifique à Portbou, sur la falaise, avec vue sur la mer, j’aime beaucoup le principe de ces cimetières verticaux et chaque façade de tombe comme une scène de théâtre. Il y a là, une fosse commune célébrée de belles phrases où se trouve les ossements de Walter Benjamin et juste avant, le mémorial qui le célèbre, un couloir creusé dans la roche qui descend vers la mer, la vitre au bout avec la phrase sur les migrants… J’étais heureuse de voir cet endroit.
Mais c’était avant que mon copain meure.
J’étais allée au caveau de mon grand-père, à Gourdon, parce que je sais qu’il y a un peu des cendres de ma mère aussi, déposées par son mari, ça fait une petite plaque de poussière dans une sorte de jardinière à l’abandon.
J’ai ressenti ces derniers temps le besoin des lieux, de venir auprès de mes morts, faire le chemin, déposer quelque chose, un bouquet d’immortelles, un caillou, une bougie.

J’ai fait ensuite le pèlerinage pour Malou, l’amie trop seule partie seule dans le confinement seule dans l’enterrement. Je voulais quand même trouver un moyen d’allumer une petite flamme, je savais qu’elle aimait bien cette chapelle à Lumières, cette crypte si pop, d’où Marie protège les pèlerins, Malou faisait des mélanges de croyances comme ça, avec Bouddha et la vierge à célébrer (entre autre). Alors, on s’est assises nous les trois femmes amies de Malou dans cette crypte bleue ciel, à tenir notre cierge et penser à elle. Bon, voilà, cet été, j’avais besoin (je viens de l’écrire), de faire mes petits machins avec les morts, et maintenant, c’est à l’ami qu’il faut penser.

Mais j’ai vu aussi un arbre qui poussait au milieu d’une salle à manger.
À Portbou, il y a plusieurs arbres comme ça, avec des trous dans les toits, on découpe la toile des terrasses autour des troncs ou des branches. Celui-là, un pin avec un tronc énorme – il faudrait trois comme moi pour l’embrasser – pousse au milieu de l’hôtel.
J’ai pris mon petit-déjeuner à côté de lui, en face de moi une collection d’assiettes en déco au mur. Il traverse aussi la terrasse de la chambre au-dessus, et il lui donne toute l’ombre d’un large pin parasol. J’ai trouvé là un peu d’espoir : l’arbre qui reste en place au lieu d’une coupe rase et que des gens trouvent normal cet arbre au milieu de la salle à manger.
Il y a donc, à la frontière espagnole, une petite ville avec à la fois, un mémorial poétique pour Walter Benjamin et tous les réfugiés avec lui, et des arbres qu’on garde avec soi dans les maisons.