Ils sont en face de chez moi, et ils s’applaudissent toutes les 5 minutes.
Très tôt, dès 7h30 du matin, ils viennent dans ce restaurant, ils font partie d’un groupe d’entrepreneurs-commerciaux – Ils vendent quoi ? Des panneaux solaires, des tupperwares, des crédits immobiliers, des sex-toys, de l’arrosage automatique, des alarmes qui détectent même les frelons asiatiques, du beurre pour vos épinards ? –
Ils se retrouvent en face de chez moi, et à partir de 7h30 le matin, ils s’applaudissent les uns après les autres. Comme les alcooliques anonymes j’imagine qu’ils annoncent leur chiffre d’affaire ou la courbe des ventes, et hop, clap clap. C’est le principe où si tu vends bien, tu deviens chef d’un groupe qui fait vendre les autres, et ton pourcentage augmente. Ils ont quelque chose d’une secte. Clap clap.
C’est un peu perturbant ces applaudissements tous les matins quand je m’assois à mon bureau, ou parfois encore dans mon lit j’essaie d’écrire quelques phrases, mon ordinateur sur les genoux, clap clap, mon amie spécialiste du monde du travail m’a dit Sors de ton nid à ce sujet d’écrire dans mon lit, clap clap, j’essaie de faire abstraction de ces encouragements venus du rez-de-chaussée, clap clap, ils vivent une sorte de petit déjeuner pro-actif, ce que je fais aussi mais sans le croissant le jus d’orange le power-point les collègues les slogans la gagne, clap clap, moi je fais plus simple pour mon petit-déjeuner pro-actif : un café mon ordi ou un livre, j’oublie d’ailleurs assez souvent pendant ce moment pourtant essentiel de la journée de me congratuler ou de me surestimer, parfois je ne suis pas seule dans mon lit et là ce n’est pas du tout sérieux mais passons, clap clap, bon après ils fument des cigarettes sous ma fenêtre avant de se quitter pour vendre je ne sais quoi – Peut-être des climatiseurs ? Ou des chars à voile ? –
Puis, ils disparaissent tous et toutes d’un coup.
Ainsi, tous les matins de la semaine.
Et tous les matins, pendant quelques secondes, face au gouffre de la création, à la perspective du monde à changer, à cette abondance qui décidément ne veut pas de certains d’entre nous, face aux catastrophes qui viennent, à cette énergie qu’on nous agite comme une nouvelle angoisse, tout ce maxi bordel, pendant quelques secondes sans les clap clap qui résonnent dans la rue et toute cette montagne devant nous à gravir et plus personne pour applaudir alors que ça commençait à me faire de l’effet, peut-être, bon, alors, peut-être à force, oui ça marcherait aussi sur moi, peut-être, alors je me sors de ce pétrin existentiel ponctuel par une grande phrase solennelle avant de me refaire un café et de reprendre ma lecture :
Décidément, nous sommes bien seul face à notre destin.
Clap clap.
Motivation (chronique)
