DES RONDS DANS LESQUELS ON MET LES PIEDS (tanqués)*

Pour sa troisième promenade qui sort des sentiers, l’auteure a fait dérive de place en place, d’un sud-est à un sud-ouest, au bord des terrains de pétanque – d’ailleurs est-ce un jeu ou un sport ? – voilà la rêverie qui la prend cette fois-ci… et se réveille quand ça claque. DÉAMBULATION* publiée dans Junkpage N°3 – juin 2013 –

DES RONDS DANS LESQUELS ON MET LES PIEDS (tanqués)

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Ça a commencé comme ça.
Mais pas ici. Plutôt dans un village en Provence il y a 6 ans. Un boulodrome sous les platanes, les cigales, un vieux Jacques doux et tranquille qui me dit : « Viens, pas de souci avec nous, c’est pour s’amuser, tu fais comme tu peux, et puis je vais t’expliquer. » On joue le soir, à l’heure des apéros, on va aux boules. Suivant le nombre qu’on est les équipes se forment, ça rigole bien. Première initiation.

Et aussi, parmi les dates à réserver dans la vie du village, le « repas annuel des boules » en juillet : chacun amène son assiette et ses couverts, les grandes tables sont dressées sur le terrain, on mange ensemble, les messieurs du club font le service, le traiteur est un cousin de la cousine, et au lieu d’une sieste, ça se termine par la mêlée. On donne son nom, tirage au sort pour des triplettes improbables, c’est le genre de parties qui donnent à entendre les répliques fameuses. On se prend pour Pagnol en deux temps trois mouvements, c’est comme ça en Provence, il y a l’art de la pétanque et celui de la métaphore (la boule cogne sur un sol dur, ça fait un bruit sourd : « Je suis tombé sur une tombe ») (ou celle-ci, merveilleuse, de celui qui a mal joué à l’autre joueur de son équipe : « Fais ce que tu peux, de toute façon on t’a pas laissé un bel héritage… »). Forcément, en plus de jouer, j’écoute.

Et puis les concours : chaque village organise les siens, ça ne fait un paquet. On vient de tout le Vaucluse, « même d’Orange ». Je découvre alors les « phénomènes », magiciens et faillibles à la fois, qui arrivent avec des légendes dans leurs sillages. Le sérieux se cale alors dans l’atmosphère, je m’assois au bord du terrain, je regarde ces parties solennelles, je suis tombée en amour de la pétanque.

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Quelque chose du tai-chi je trouve
Avec cette mécanique des pas et des corps, les temps immobiles, les claquements des carreaux réussis, la précision du pointage parfait. Concentration intense, et le silence se fait avant le tir, personne ne bouge autour du terrain, surtout pas. Tai-chi aussi dans la lenteur des va-et-vient du joueur, chorégraphie basique, répétitive, marcher jusqu’au bouchon, observer les distances, le rond, le bouchon, revenir dans le rond, on croit qu’il va lancer, le bras retombe, repartir encore, cette fois c’est le sol qui est étudié pour les données, le pied frotte les cailloux, analyse des creux et des bosses, de là tu décideras de jouer plutôt d’en haut ou plutôt d’en bas, regarder encore, le bouchon, le rond, s’installer et caler les pieds, faire mine de lancer, s’arrêter encore, regarder une dernière fois, reprendre le geste, et CLAC ! Carreau sec. Ou pas.

De temps en temps, surgissent les mots d’amour (d’encouragements bien sûr, mais toute cette bienveillance est un peu de l’amour aussi) : « Vas-y mon Pedro, C’est pas grave mon Lulu. Belle… ». Celui qui rate fait tête basse et là on entend les mots d’oiseaux qu’il se gueule à lui-même, autocritique immédiate et sans appel : « Mais c’est pas jouer aux boules, ça ! »

Ici à Bordeaux, ça joue aussi, j’ai aperçu des joueurs sur certaines places. Je vais aller voir, je me dis, voir si ça fait comme au village, et puis l’été approche et j’ai besoin d’air, je vais pas dériver toujours dans les endroits abimés ou abandonnés…
C’est décidé, je vais faire la tournée des boulodromes !

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Place André Meunier. Samedi, début d’après-midi.

Il fait chaud. À côté de l’atelier vélo, un gars répète à la guitare. Sous la cabane à gratter (« C’est comme ça qu’on l’appelle » m’expliquera plus tard un monsieur en survêt, « parce que c’est là que les mecs jouent de la musique ») (« Tu veux un café ? Vas-y, c’est 50 centimes mais pour toi c’est offert ») donc là, sous la cabane, plutôt des joueurs de dominos. Mais sur le terrain poussiéreux, plusieurs parties de pétanque à la fois. Des jeunes avec des dreads, des gars qui traînent la bière à la main, sur un banc un monsieur noir très beau et chic en costume regarde, on joue dans toutes les langues, les flics passent en voiture, ralentissent, tout le monde s’en fout, ça joue. Franchement d’un seul coup, je suis très loin, dans un bled étrange, mais pas en ville, pas ici, pas à Bordeaux.

On m’invite à jouer. Ça discute facilement, je suis une fille, et y’en a pas tellement sur les terrains. Au bord là-bas, un seau rempli de boules : « Si tu veux jouer avec nous, tu te sers. Sinon, tu viens demain, on est là tous les jours, ça nous occupe…» Je décline l’invitation, je n’ose pas, j’écoute : « Et Sniper regarde, le terrain t’a ramené la boule ! »

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Fifi, Dédé, Marcel, David & co

Place du Cardinal Donnet, le long de la rue Pelleport. Comme précédemment, ils se connaissent, on est entre habitués, et forcément moi je détonne un peu. Là aussi on m’adresse vite la parole : « Oh toi, si tu regardes, c’est que tu joues…» Je souris. Répliques au vol :  « Toi t’es champion de France, mais Champion de France de danse classique ! »
« – Vous avez combien ? 8, c’est ça ?
– Mais oui bon sang on a 8 ! Même que ça fait 3 jours qu’on a 8 ! »

Et à un qui avait raté son tir : « Tu veux pas de la moquette, non plus ? Avec le canapé et tout ça ! »

Donc les phrases, c’est pas la Provence en fait, c’est les boules. Jouer à la pétanque, ça fait faire des phrases, c’est comme ça, ça doit avoir un rapport avec cette concentration indispensable. La bande de joueurs à chaque fois est melting-pot, j’entends toutes sortes d’accents, rouler les R, à côté de moi sur le banc un vieux portugais commente, je ne comprends rien, l’accent est profond, ambiance du sud d’encore plus loin.

J’ai remarqué ça aussi en Provence, le mélange. Tout le monde joue ensemble, ça dure ce que ça dure (faut pas croire non plus que le boulodrome c’est peace and love, hein) mais disons que le temps du jeu, tout le monde est copain, quels que soient les métiers et les origines.

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Mon point d’orgue – mon climax

Ce sera à Bassens : Finale du Championnat d’Aquitaine de pétanque. Dimanche fin d’après-midi, c’est parti, dépaysement garanti : tram ligne A direction La Gardette – Bassens – Carbon-Blanc jusqu’au terminus. En passant une drôle d’image : pendant qu’on traverse la Garonne, un paquebot en plein départ est en travers du fleuve, parallèle au Pont de Pierre, on dirait qu’il va grimper sur le quai, droit dans la ville.
Une demi-heure plus tard, je descends. J’envoie mon salut aux Fées qui sont là depuis peu, oeuvres métalliques penchées sur notre sort, et je pénètre le temple : Espace Garonne, un boulodrome officiel, couvert.

 Imaginez un gymnase avec pétanque au lieu de basket.
C’est certain, Bassens est dans la place, plusieurs équipes pour plusieurs finales en même temps : mixte, féminin, senior, triplette, doublette, vétéran, et même la longue. L’Espace est divisé en 7 terrains. Avec les panneaux géants d’affichage pour les scores, tout ce monde en famille dans les gradins, les juges-arbitres, ça donne une ambiance qui me rappelle un match de base-ball vu j’avais vu au Yankees Stadium à NY… (en plus petit, en moins long et sans les Pom Pom girls évidemment).

Je me fixe sur la partie : Loulon (33) – Deslisle (64).

18h05 : Loulou « ramasse », il a déjà 6 points, Deslile n’en a que 2.
18h12 : Loulou est passé à 8, on entend un « Allez Loulou fais-toi plaisir ! » mais Loulou rate. Pendant ce temps, sur le terrain d’à côté, Coppa se fait engueuler : « Oh, réveilles-toi Coppache ! Tu dors ou quoi ? »
18h20 : Loulou a 10.
18h25 : 10-6. Un « Bien fils ! » sort du public.
18h28 : du côté de La longue, la victoire est pour l’équipe Guérin, 13-10, sont restés à 11-10 des plombes dit mon voisin, les joueurs se font des bises.
18h31 : Loulou a un coup de mou, se fait remonter à 8. On entend des « Vas-y Momo » sûrement pour la partie d’à côté, je constate qu’on a vite un surnom aux boules. Le jeune garçon de l’équipe Coupaye victorieuse tout à l’heure (le mixte) passe devant nous. Depuis les gradins, on le félicite. Pendant ce temps, Loulou fait carreau sur carreau, il a le sourire satisfait : « Bien mon Loulou, bien. »
12-8 : cette mène pourrait être la dernière, Loulou tire… sa propre boule !
« Ooooh » général de déception.
Il gagne en suivant. On applaudit.

Là encore, on me questionne, j’ai pas l’air d’une fille de boulodrome sans doute : « Vous aimez la pétanque ? »

Je suis partie en vacances pour le prix d’un ticket de tram, j’ai oublié 2 ou 3 trucs qui m’agaçaient accaparée que j’étais par ma finale, zen. Ça a encore fait son effet.

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Une partie plus tard
Comme j’ai parlé de mon dimanche de bouliste, on me donne désormais des rencards et des bonnes adresses. Je vais donc rejoindre un groupe de bordelais, on m’a expliqué qu’ils avaient l’habitude de se retrouver pour jouer au Hangar 14. Effectivement il y a là un boulodrome. Et des joueurs que je connais (c’est le phénomène connu de la ville qui est toute petite) : l’ambiance est tout de suite moins solennelle et surtout, oh découverte, le mètre pour mesurer les distances entre les boules litigieuses n’est pas la poche mais dans l’iphone, appli Boulomètre Pétanque. Je fais une partie avec eux, ici aussi ça tchatche (« en vrai, Xav, il est abonné à Passion pétanque »). Il va pleuvoir (souvenez-vous de ce mois de mai comme il a été), je rentre.

C’est malin : maintenant j’ai envie de cigales et d’été.

 

Les photos (sauf les deux dernières) sont de ©Jacques Le Priol!

 ——————-lesréférences—————————————————————————————

7-8-9 juin : 21ème National à Bassens, annoncé comme le RDV de la fête de la Pétanque !

 Lexique :
Une partie se déroule en une succession de mènes. Chaque mène donne des points (ou pas. Et si tu en as toujours aucun à la fin de la partie, donc 13-0, t’es comme un con, t’es fanny)

Le cochonnet s’appelle aussi le bouchon.

Pointer = aller au plus près du bouchon.

Tirer = dégager la boule adverse qui gagne.

Faire un devant de boules = faire une sorte de barrières avec les boules. C’est toujours mieux de faire ça (puisque tu gènes) que de les envoyer loin derrière.

Les fées d’Antoine Dorotte, œuvre realise dans le cadre de la commande artistique CUB pour le tramway. À voir : Ligne A- Station « Lagardette Bassens Carbon Blanc »

Les terrains de pétanque sont partout (cherchez les places).  Pour prendre la licence : http://club.quomodo.com/comitepetanquegironde/accueil.html