Pour déambuler, j’ai souvent suivi des phrases

Texte écrit et lu le lundi 22 juin à 21h, dans « La grand-rue », à l’invitation du Bruit du Frigo.

Pour déambuler, j’ai souvent suivi des phrases.
Et ces deux dernières années, j’ai beaucoup déambulé. J’ai même été une sorte de professionnelle de la déambulation.
C’est un mot que je n’aime pas tellement, je le trouve un peu moche.
Et puis, on l’utilise beaucoup, c’est la mode : on déambule beaucoup désormais.

Tous les mois, pendant deux ans, j’ai écrit un texte dans un magazine, sous la rubrique : DÉAMBULATION. En tout, il y en a eu 23. 23 fois environ 9000 signes, ça fait 207 000 signes, soit l’équivalent d’un livre format poche qui ferait 160 pages. Le plus gros livre que j’ai jamais écrit.

Et donc, je disais en préambule… : Quand je déambule, c’est souvent à cause d’une phrase.

Par exemple, la déambulation n°9, VUE D’EN HAUT, elle est venue d’une phrase qui trainait dans ma tête depuis un moment, au moins un an, une phrase par laquelle je m’invite moi-même au mystère, que je me propose de découvrir un jour, donc j’avais cette phrase précise : « Les questions que posent les châteaux d’eau ». Je ne savais pas trop ce que j’allais en faire.

Un jour, en décembre 2013, je suis allée voir la rédactrice en chef du magazine et je lui ai dit : « Le mois prochain, la déambulation, ça sera sur les châteaux d’eau. Les questions que ça pose… »
Elle répondait : « Oui, Ok ». Au début, elle faisait un oui un peu inquiet parce qu’elle ne savait pas encore quelle sorte de déambulatrice j’étais, mais là c’était la neuvième, alors elle a souri franchement : Ok, vas-y, elle disait.

C’était important cette confiance. Je ne pouvais pas lui donner de détails à l’avance, encore moins un plan, parce qu’une vraie déambulation, on ne l’organise pas. Le principe de base repose sur une sorte d’errance, légèrement contrôlée, – il faut se perdre un peu mais jamais jusqu’à la panique –, on a un point de départ (donc souvent pour moi une phrase plutôt qu’un lieu) avec une vague idée d’un point de retour, peut-être le même, on n’en sait rien encore, mais entre les deux points, l’idée c’est de se laisser faire… d’où la confiance.

Parce qu’il me semble qu’on s’abandonne beaucoup mieux si on est en confiance, n’est-ce pas ?

Donc, je commençais comme ça, avec ma phrase bizarre, ma situation initiale en quelque sorte, à la recherche des événements. Et je prenais le risque, à partir d’une phrase, qu’il n’arrive rien. Rien que je puisse écrire.
La déambulation, dans mon cas mais bien souvent, va avec une écriture, un récit, un témoignage. On ne déambule pas seulement pour son propre plaisir, on déambule (par là ou dans sa tête) ET on raconte ce qu’on déambule.
Moi, comme mon objectif, c’était même davantage un texte que de déambuler, parce que finalement personne n’allait vérifier si j’avais tellement marché – déambulatrice et fabulatrice ? – , donc j’avais vraiment besoin que des choses à écrire m’arrivent.

Une fois, une seule fois, il n’y a rien eu du tout.
Pourtant, ça partait bien, j’étais à Cap Sciences, une exposition sur le cerveau et les émotions, j’allais forcément trouvé une phrase : alors j’ai déambulé, j’ai déambulé, et l’exposition, et voilà, et… soupir … rien, il ne se passait rien, pas une seule phrase.
J’ai dû changer de sujet, mais le délai pour écrire ma déambulation devenait très court, et on déambule assez mal avec la pression, c’est contraire à l’esprit.

Donc les phrases.
Une autre fois, j’avais dit à la rédac chef que j’avais besoin de poésie : « Je vais déambuler jusqu’à ce que j’en trouve ». Elle a répondu : « Oui, ok, vas-y » et elle a souri.

Comme je commençais à connaître mon territoire, je savais vers quels endroits on peut traîner pour la poésie, sur moi ça fonctionne bien, vers la Base sous-marine, la couleur du ciel un peu grise mais un gris foncé avec des rayons de soleil qui font des grands traits à travers les nuages, j’avais pris mon vélo, je passais au milieu des bateaux sur les cales, j’ai senti que j’étais sur la bonne voie, il y avait l’exposition de la photographe Sabine Weiss. La porte était ouverte, je suis entrée.
J’ai reçu de la poésie bien au-delà de mes attentes. La photographe m’avait, comme avec son objectif, préciser le regard, j’observais tout dans les détails, au retour je longeais les quais sur ma bicyclette, j’étais exaltée : arrivée chez moi, j’avais écrit la déambulation presque d’un seul coup.
Elle m’avait inspirée, Sabine Weiss, sacrément. Dans ses phrases à elle, j’avais gardé ça : elle disait qu’autrefois il y avait dans les rues de très beaux brouillards, qu’aujourd’hui les rues sont davantage chauffées, qu’il n’y en a plus…

Une autre phrase, c’était amusant, c’est venu d’une erreur. Je traversais le jardin public et j’étais restée ébahie devant un nom écrit sur une pancarte au pied d’un arbre : les arbres du piétinement. J’avais pris une photo, et continué mon chemin en me demandant ce que c’était ces arbres, les arbres du piétinement, j’imaginais une sorte d’arbres autour desquels on se recueille, je croyais que c’était un symbole, un surnom pour des arbres de la paix, je pensais au mur des lamentations, il y avait donc des arbres pour ça, pour piétiner, rester comme ça sur place, à réfléchir sous ces arbres…
En fait, c’est la mise en page de la pancarte qui m’a trompée, la phrase entière c’était : « Ici la mairie protège les arbres du piétinement ». Donc la mairie entourait les arbres d’une grille qui les protégeait de nos pas. Mais j’avais fait une déambulation sur le Jardin Public à cause de cette phrase. J’en avais trouvé d’autres sur les pancartes, amusantes, sur les coccinelles et les papillons, qui vivaient heureux et librement dans des Espaces de végétation spontanée. Ici la mairie a choisi de laisser pousser librement et spontanément…

Très vite, ce qui m’a intéressée dans le fait de déambuler, faut bien l’avouer, c’est pas tellement les endroits en eux-mêmes. Les paysages qu’ils soient urbains, citadins, bucoliques, désertiques, abimés, romantiques, scénographiés, permettent de raconter des trucs sur nous.
Finalement, les paysages, je crois qu’on s’en fout… C’est nous dans les paysages qu’on aime.
C’est pour ça que parfois certains ne comprennent pas du tout notre attachement à un vieux bout de mur ou à une façade avec des blessures, enfin des fissures, ou une maison bancale. C’est parce que ça nous rappelle quelque chose, à nous.

Par exemple, une autre phrase, j’étais venue faire réparer mon vélo au Garage moderne, dans le quartier des bassins à flots, c’était au tout début des grands travaux et j’avais noté sur mon cahier cette phrase : « Les chantiers, quand même, ça fait pas dans la dentelle. »
Le texte de la déambulation, il a parlé de ça : « être au milieu du désordre et on verra ce qui m’arrive, c’est là-dessus que je vais écrire, sur le chantier qui détruit et qui construit, qui fait une chose et son contraire. »
Pour celle-là, j’avais pas tellement marché, pourtant j’avais eu l’impression d’être au milieu des ruines et au milieu des mensonges aussi. À cause des pancartes pour les nouveaux immeubles, à cause de cette illusion sur l’âme du quartier qu’ils allaient sauvegarder et je voyais bien avec ces dessins du futur que l’âme en question aurait du mal à se sauver.

Alors, au fur et à mesure, je déambulais et je gagnais mes galons de professionnelle. Je pouvais me permettre des expériences.
Par exemple, j’ai déambulé en béquilles. J’ai déambulé assise, presque sans bouger. J’ai déambulé de rond-point en rond-point. J’ai déambulé dans les coulisses d’un spectacle avec une troupe de strip-teaseuses burlesques et il faisait drôlement chaud dans les loges. J’ai déambulé dans un hippodrome. Dans un observatoire, on aurait dit que j’étais dans un décor pour une aventure de Tintin. J’ai déambulé dans l’unique musée de la sécurité sociale au monde qui est à Lormont. Je me suis fait suivre par un détective privé. J’ai parlé avec un géant. J’ai écouté le bruit de la ville avec un pianiste. À cause d’une phrase encore, il avait dit devant moi : le son de la ville est paresseux aujourd’hui, ça avait commencé comme ça.
Pour déambuler encore, je suis venue marcher sur les pas d’un résistant. J’ai regardé le flux et le reflux du fleuve, il y avait un cygne blanc qui dérivait sur la Garonne, une métaphore étrange de déambulation rêveuse. J’ai fait la tournée des boulodromes avec les joueurs de pétanque. J’ai écouté des voix dans un studio de radio. J’ai fait un pèlerinage au restaurant L’Entrecôte, avec Le Corbusier et le souvenir de mon père. J’ai traversé une ville en 3D. J’ai désobéi et j’ai imaginé la fin du monde dans un immeuble abandonné au bord de l’océan. J’ai déambulé dans les châteaux d’eau et j’ai même fini tout en haut.

Par contre, je n’ai pas réussi à savoir si je préférais les déambulations longues sur des territoires vastes ou au contraire les déambulations minuscules quand il faut s’appliquer à retenir l’indicible ou le presque inaperçu… Déambuler, c’est regarder. Mais aussi beaucoup rencontrer. Là encore, je ne sais pas si j’ai préféré les déambulations avec des guides à questionner, ou mes aventures solitaires.

J’avais remarqué que, depuis que je déambulais officiellement, je voyais des déambulateurs partout. Enfin, je veux dire, je lisais et j’entendais le mot « déambulation » partout tout le temps. Selon le phénomène « qu’on est davantage attentif à ce qui nous préoccupe », j’ai eu soudain l’impression que la terre entière déambulait. Ça m’agaçait un peu, ça manquait d’originalité, et puis des fois, ça déambulait un peu n’importe comment, ça galvaudait, à force les gens se vont se lasser.

J’ai découvert dernièrement qu’un terme technique pour parler de déambulation existait, on parlerait désormais de «Narration spatialisée». C’est pour ceux qui veulent faire des dossiers, trouver un travail ou des financements, déambuler c’est pas très sérieux comme mot, ça fait pas un métier, hein…
En même temps, quand j’ai visité le Château de Montesquieu, j’avais appris que Montesquieu lui-même se plaisait à déambuler dans ses jardins aménagés spécialement, là bas, à La Brède, au bord de la forêt… Et bien, voyez-vous, bêtement, de savoir ça, que Montesquieu en personne s’adonnait à la déambulation, j’avais apprécié.

L’an dernier, je suis venue à la première étape de la Grand rue. J’avais déambulé avec une danseuse, Laure, qui s’accrochait et se suspendait au territoire, elle déambulait comme ça dans le quartier avec sa danse. On la suivait dans les rues, elle proposait une déambulation élaborée, avec son corps au lieu des phrases, on marchait derrière elle, on s’arrêtait quand elle choisissait, elle était mince et énergique, elle jouait beaucoup avec les aspérités, les creux ou les bosses, par exemple avec la peau d’un trottoir…
Elle dansait avec les gens qui se trouvaient là par hasard et qu’elle emprisonnait dans son histoire, il y avait dans sa déambulation un récit : la chorégraphie. Elle nous montrait à la fois un chemin, et comment regarder ce chemin : c’était très beau.
Elle avait quelque chose que n’a pas quelqu’un qui écrit, c’est l’action. Au lieu de se fondre pour observer, comprendre, ressentir, imaginer, les auteurs sont beaucoup dans l’hypothèse, elle, elle intervenait. Son corps nous guidait, son corps proposait, son corps détachait les éléments du décor, son corps attirait les regards vers un paysage qu’on ignorait ou qu’on boudait par habitude. Et sa déambulation devenait funambule. Elle prenait un risque.

J’avais pensé qu’écrire et ensuite donner à lire, c’était moins dangereux.
On écrit tout seul, on écrit sans le corps. Le corps, c’était avant, ou après. Mais pendant qu’on écrit la déambulation, rien ne bouge plus. On écrit avec le souvenir.

Venir là pour parler, c’est léger tout ça, de déambuler, et comment j’ai fait, et où, et ce que je pense, c’est ma façon d’auteure de faire le funambule, je peux très bien tomber devant vous, ou au moins trébucher, d’ailleurs j’ai bafouillé, mais voilà après deux ans à dériver et le raconter, c’est bien d’en faire un bilan, un mode d’emploi, une sorte d’hommage finalement à ce mouvement qui est aussi un état, une invention – et j’ai tellement aimé ça, me laissait porter, pour le plaisir de l’écrire.


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