OBSTACLES et CASAQUES*

Un monde s’ouvre à l’auteure, qui ne pensait pas qu’un jour, au pas mais décidée, elle arriverait là.
DÉAMBULATION* publiée dans le magazine Junkpage n°13 – juin 2014 –

Ça a commencé… Voyons voir…
Je suis arrivée là-bas un mercredi, jour de Réunion nationale, et quand la jeune femme du service communication m’a proposé des tas d’endroits à voir, « pour que je sois au plus près », à commencer par les écuries, j’ai failli répondre : « Vous savez, moi, dans cette histoire, c’est pas tellement les chevaux qui m’intéressent… »
Mais je n’ai évidemment pas répondu ça. Je pénétrais timidement pour la première fois dans l’enceinte d’un hippodrome, et c’était le genre de phrase à éviter.
Donc, on peut dire que ça a commencé par tourner sept fois sa langue dans sa bouche.

C’est la déambulation n° 13.
Il n’y a pas de hasard, diront certains.

Ce mercredi, à l’hippodrome de Bordeaux-Le Bouscat, se tient une Réunion nationale de galop, soit huit courses qui se dérouleront de 16 h à 20 h 10 pour le départ de la dernière. Pendant que je remontais l’allée, le long des parkings, je me demandais ce que c’était une « Société d’encouragement », comme il était écrit sur le panneau à l’entrée. « Sûrement pas la nôtre, de société… », et j’imaginais un autre monde où au bord des routes des gens pourraient nous applaudir dans nos efforts quotidiens ; ensuite, on échangerait les rôles (par exemple jours pairs/jours impairs), tour à tour on serait celui qui encourage et celui qui est encouragé. 

Bref, vous l’aurez compris, j’arrivais aux portes de cet endroit sans rien y connaître, ni aux courses, ni aux traditions hippiques.

Un hippodrome, c’est de la culture ? J’entendais déjà les voix grincheuses : « Ah ben, voilà, maintenant tout est culture ! » Je pensais que regarder et raconter, en soi, c’est de la culture. Et les voix de rétorquer : « Et pourquoi pas le foot, tant qu’on y est ! » À quoi je répondais intérieurement : « Mais j’y compte bien, j’attends juste le bon moment que Zidane arrive. » 

Donc, en ce début d’après-midi, la première course démarrant à 16 h 45, j’avais le temps de trouver mes marques. Pour l’instant, je me contentais d’avoir sous les yeux cet immense espace vide et vert, avec son grand ciel au-dessus. 

On m’avait expliqué rapidement l’organisation des lieux : les écuries, la piste, les gradins, le coin des joueurs avec les guichets et les écrans. Je croise des messieurs très élégants, beaucoup de bleu marine dans les tenues qu’il s’agisse des vestes croisées ou des blousons bien coupés. Eux se dirigent vers l’autre bâtiment, le tout premier quand on arrive. 

J’interroge le responsable de la sécurité, accoudé à sa barrière. Il m’explique d’un seul coup… tellement de choses ! Il garde l’entrée du bâtiment officiel, réservé aux commissaires, aux juges, aux jockeys, aux professionnels en tout genre. Il me conseille aussi d’acheter le journal des courses et, avec un clin d’œil, me glisse de jouer le 5 et le 2 dans la 4. 

Toutes les légendes des hippodromes commencent par des histoires comme ça (décidai-je), des tuyaux qu’on vous donnerait et qui vous rendraient riche. 

Avec mon journal, je vais m’asseoir. Avec un café, installée au soleil, derrière la baie vitrée, face à la piste.

Pour l’instant, il y a là des grands-pères. Des vrais vieux d’autrefois, lents et chics, qui sont là avec leurs petits-enfants pour qui ça doit être un chouette mercredi de boire un Coca en attendant de voir les chevaux.
Pour l’instant, il y a au-dessus de la piste quelques buses qui planent. Tout est tranquille.
Et pour l’instant, j’essaie de comprendre quelque chose aux informations contenues dans ma gazette des courses. La veille au soir, j’ai demandé quelques conseils à un joueur : gagnant-placé, le truc du 3 contre 1, ce qu’on appelle la cote. J’ai mon bout de papier où tout est noté, ça a l’air simple.
Course 4, prix de Pau : les chevaux que je dois jouer selon mon tuyau s’appellent Œil pour œil et Question d’ego. Parfait. Avec des noms pareils, moi j’y crois. Plus que Rose éternel ou Vodka lemon… Chacun ses repères.

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« Les partants pour la première course sont attendus au “rond”. » 

Il y a du monde partout. Avec l’annonce au micro, les gens se rassemblent vers ce rond autour duquel défilent les chevaux. Qui sont moins grands, moins massifs que ceux que j’ai déjà vus. Les chevaux de course, plus fins, plus affutés, ont quelque chose de racé. Les jockeys débarquent dans leurs casaques bariolés, tout s’enchaîne, ils montent sur les montures, un cheval est nerveux, et puis le rond se vide. Le public a observé. Les caméras ont tout suivi et retransmis sur les chaînes télé.

Les joueurs ont envahi le hall, ça parle, ça lève les yeux sur les écrans où sont affichés les tableaux des cotes de chaque partant, je comprends rien, je vais au guichet. Je joue petit et je parie sur la première course, celle du prix de l’Office du tourisme de Bordeaux, je répète ce que j’ai appris hier soir en mélangeant un peu tout, mais l’important, c’est l’air assuré : « 2 euros placé sur le 9. » J’ajoute aussitôt cette phrase dans ma liste des phrases improbables qu’on prononce dans une vie.

Il y a une accélération soudaine.
Je rejoins le public dans les gradins. La course démarre, le bruit impressionnant des chevaux au galop, le rythme du speaker qui décrit la course au micro, quelques personnes s’excitent et crient : « Allez ! Allez ! » La course s’arrête, la tension retombe brutalement.
J’ai perdu.

Mais j’ai droit à des privilèges de Tintin reporter.

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Me voilà dans le bâtiment des pros, et j’ai même l’autorisation de monter jusque dans la tour de contrôle. Vision panoramique d’un champ de courses. Depuis que j’ai commencé à discuter avec ces gens dont le métier est de vivre dans les hippodromes, j’entends souvent dire « il est né ici » ou « je suis né ici ». Histoire de passion, qui, si elle vous attrape, ne vous lâchera plus. Pour beaucoup, elle s’est transmise de génération en génération, on sent bien comme un virus. J’ai, en tout cas, en ce mercredi après-midi, l’impression d’avoir débarqué dans un monde à part, fait paradoxalement d’adrénaline et de flegme. 

Dans l’ascenseur, j’entame une discussion avec un monsieur élégant, un commissaire. Il m’explique que lui « monte en gentleman  » (c’est-à-dire en amateur), me parle de son grand-père déjà, et de son père… Comme je n’ai pas le droit de le suivre dans la salle des commissaires, je rejoins au dernier étage « les juges à l’arrivée ». Au sol, les chevaux font leur tour de piste lentement, hument le terrain et les obstacles. 

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Et c’est reparti !
Accélération du temps, le commentateur parle à toute allure, les autres intervenants sont figés dans leur fonction : regarder, vérifier, valider. Il y a beaucoup d’argent en jeu. Quand la course est finie, tout le monde rejoint de nouveau le rez-de-chaussée pour transmettre les validations ; des vérifications et des contrôles divers s’effectuent. Tombe l’ultime « rouge véto » : ça y est, le résultat de la course est officiel.
Les jockeys vont et viennent, du rond au vestiaire, de la piste à la pesée, etc. 

Je retrouve mon élégant commissaire qui m’emmène avec lui au centre du rond pendant qu’il me raconte cette passion pour les chevaux qui a l’air de dévorer les hommes. J’apprends que l’encouragement est un terme qui date de Napoléon, il s’agissait d’encourager l’évolution de la race chevaline : de cette même époque datent les haras.

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Je vois bien les deux mondes côte à côte. 

Les gens du cheval et les gens du jeu. Qu’ils ont besoin les uns des autres mais que sans doute ils se fréquentent peu. Sûrement autrefois, un vieux me le dirait, les courses c’était autre chose, avec davantage de classe, de panache, et de monde dans les gradins. (Les temps ont changé, les temps n’arrêtent pas de changer tout le temps et c’est fatiguant à la fin.)

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« Celui-là, c’était un avion… » Le commissaire me raconte tellement de choses, les ventes aux enchères qui se déroulent là entre les courses, le plat qui est de tradition aristocratique quand le trot est une allure de paysan ; depuis plus de cinquante ans, pour mon commissaire charmant, l’hippodrome est le lieu familier, le lieu de l’enfance. Celui des chutes et des drames, mais aussi des victoires et des exploits, et l’école de l’humilité… Reste du temps passé, le kiosque de bois, intact au bord du rond, et les stalles au fond. 

Et sûrement identique, j’imagine, le bruit des chevaux au galop autour de la piste.
Aujourd’hui le sol est collant.

C’est bientôt ma fameuse course, la 4.
Elsa, du service communication, m’avait proposé de suivre une course dans la voiture-balai. Au centre de la piste, cette voiture et deux ambulances tournent en même temps que les chevaux. Des accidents peuvent arriver. J’hésite à y aller, mais je n’ai pas le courage, ça va vraiment vite. J’avoue : je fais là un piètre Tintin à l’hippodrome

Je pense à tous ces métiers inconnus, et particulièrement à la journée de travail du type dans l’ambulance, qui tourne.

Revenue là-haut, profitant de ce privilège de voir la course entière d’un seul coup d’œil. 

J’ai parié 2 et 5.
Au milieu de la course, ils ne sont pas vraiment en tête, mais peu à peu, ils remontent, la casaque, etc., etc. Le 2 et le 5 sont déclarés gagnants provisoires ! Je n’en reviens pas ! J’imagine que je vais gagner une somme astronomique, quelle chute ça ferait pour ma déambulation : « Je rachetai JUNKPAGE tout entier et je partis en vacances… » 

Je redescends suivre les étapes de contrôle. Tout est OK, c’est validé. Je viens de gagner officiellement mon premier pari aux courses. 

Je croise le chef de la sécurité qui me dit, content de lui : 

– Alors ? Vous avez gagné ?
– Oui ! Pile ! Le 2 et le 5 !
Il se marre : – Vous pouvez sortir la valise pour les billets !
Au guichet, je tends mon ticket. On me rend 12,5 euros. J’avais misé 10 euros.
– Vous êtes sûr ?
– Oui, c’est l’ordinateur qui calcule, vous savez.
– Mais j’ai joué exactement le résultat…
– Avec le rapport, c’est ça, regardez.

Je ne comprends pas tout, sauf que tout le monde a joué comme moi, que j’aurais dû jouer gagnant plutôt que placé, et que le gardien a bien interprété son rôle de gardien, gardien des légendes et des histoires, gardien des espoirs…
Sinon, les joueurs ne jouent pas et les chevaux ne courent pas.

Épilogue : est sorti début mai le catalogue d’une exposition « Ils me pensent déjà folle », des photographies de Kourtney Roy, accompagnées d’une nouvelle de Thomas Clerc, Off Course. Avec son personnage inventé, la photographe occupe le lieu de l’hippodrome de façon surréaliste, entre vide et hystérie. 

Tout est culture, selon qu’on regarde d’une façon ou d’une autre…

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Hippodrome de Bordeaux-Le Bouscat / Société d’encouragement de Bordeaux, 8, avenue de l’Hippodrome, 33491 Le Bouscat, & son restaurant avec vue panoramique : La Table de l’hippodrome

————- Texte paru dans JUNKPAGE N°13 – mai 2014.