Un numéro double de décembre-janvier, ça aurait pu donner à l’auteure des envies de paillettes, de rubans dorés ou encore de résolutions. Mais l’inspiration n’en faisant qu’à sa tête, c’est un oiseau (vivant) (pas rôti du tout) qui lui donna la meilleure idée. DÉAMBULATION* publiée dans le magazine Junkpage n°8 – hiver 2014/2015
Ça s’est fini comme ça.
En décembre.
Ça finit toujours en décembre. Les années, ça ne finit pas toujours bien mais ça finit toujours au même moment. Pas de surprise. Ces trucs-là s’enchaînent invariablement, on peut se laisser porter. Comme ce cygne l’autre jour qui flottait sur la Garonne, seule tâche blanche au milieu du fleuve beige : je n’avais jamais vu ça…
J’étais en train de décrire la ville à un ami qui découvrait Bordeaux. Je lui racontais les deux rives, j’expliquais qu’avant on disait « de l’autre côté » – et personne ne voulait aller y habiter. De la même façon, on savait qu’il y avait une Garonne oubliée derrière les hangars, mais ça ne nous intéressait pas. C’est très différent maintenant, oui, c’est évident, tout le monde apprécie. Certains se félicitent plus fort que d’autres de ce nouveau paysage, alors que cette métamorphose s’inscrit dans une tendance urbaine généralisée. Dans les grandes villes, on fait ça, on se réapproprie l’espace et le patrimoine : plus ou moins bien, plus ou moins vite, plus ou moins avec goût, plus ou moins équitablement.
Et donc il y avait ce cygne.
Je parlais des paquebots, les voiliers, les BatCub, les jet-skis même, mais je n’arrivais à finir aucune phrase, je revenais sans cesse à l’oiseau : « Le cygne, t’as vu ? C’est bizarre, non ? »
C’est ça la vraie dérive, c’est lui, j’ai pensé.
Alors, un autre jour, j’ai pris mon vélo pour partir à la recherche d’un endroit d’où je pourrais regarder le fleuve, le mouvement de flux et de reflux et les choses qui passent à la surface de l’eau…
On m’a parlé d’une station-service fluviale, abandonnée, hors service.
Si je la trouve, je serai au bord, très près.
De là, tout ira tranquillement et je regarderai comment la Garonne va et vient.
Je traverse le pont de pierre, je longe les quais rive droite direction Floirac. Je passe sous la passerelle Eiffel, je m’arrête. Les piliers majestueux, la perspective.
(Souvent, on croit voir et puis en fait non, on ne voit pas vraiment, parce qu’on va trop vite.)

Je reprends le chemin.
Sur la gauche, une série de toits qui ressemblent aux dessins d’usines qu’on fait enfant, naïvement, les lignes et les angles pointus. Les enfants aujourd’hui dessinent-ils encore des usines ?
Plus loin, une poussette est suspendue à un grillage.


Quai de la Souys.
Un premier ponton rose foncé et rouillé, une porte avec rien derrière, deux barques de chaque côté, une verte et une bleue, on dirait un tableau usé, une peinture craquelée.



Et puis je trouve.
Une grille avec un soleil. Pas de cadenas. J’essaie d’ouvrir. C’est facile, ça ne grince même pas. Au-dessus, une enseigne recouverte de lierre : TO en lettres reconnaissables, le TAL est sous la végétation.
J’avance prudemment. Le sol est peut-être glissant, il brille comme font les taches d’huile.
Je marche doucement, l’air de croire que ça pourrait s’écrouler sous mes pieds. C’est un endroit solide, évidemment, aucun rapport avec une cabane en bois.
Il s’agit d’une ancienne station essence pour les bateaux, le bâtiment s’avance loin au-dessus de l’eau.
Ça n’est pas haut pourtant j’ai le vertige, le fleuve circule en dessous, rapide.
Je pense que c’est encore une belle expérience de « friches », d’abandon. Un endroit qui échappe, pas encore digéré par la ville, par les nouveaux quartiers. D’ici je vois une cabane fabriquée en tôle ondulée, construite sur des cylindres-flotteurs. Qu’est-ce qu’on pourrait faire de cet endroit ? Est-ce que c’est pollué ?
La Garonne charrie du bois, des planches, des troncs énormes, la marée descend.
On se demande où tout ça finit.
Est-ce qu’il existe un endroit où ça s’entasse ? Une colline qui monterait au fil du temps ?
Je préfère quand l’eau part vers l’océan, l’appel du large plutôt que le retour aux sources.
Vus de là, les ponts se superposent les uns sur les autres pour ne faire qu’un seul et même franchissement bizarre, épais, dominé par la passerelle Eiffel, avec les arches du pont de pierre en-dessous. D’ici, tout ce que je vois de la ville est gris. La flèche Saint-Michel est sombre. Seule la Vierge dorée de Pey-Berland se détache. Le château Descas fait sale. On aperçoit les toits arrondis des anciens abattoirs, un grand bâtiment qui surplombe tout, des grues, des fils électriques, du métal, des enseignes. On entend la rocade…
Avec du soleil, forcément on doit avoir une autre impression.
Je voudrais m’approcher, me mettre assise les pieds ballants au-dessus de l’eau, je n’ose pas, j’ai la trouille. À cause du courant, la vitesse, tout ce bois qui flotte et qui se bouscule, le fleuve a l’air d’un chantier, un peu d’une fin du monde, alors qu’à quelques kilomètres un haut paquebot blanc nous fait son show, la vie comme une croisière et des escales devant des façades.
Je croyais que j’allais méditer.
Je vois loin, oui c’est certain, le grand ciel, le grand fleuve, mais on ne peut pas se défaire de l’agitation, les voitures en face.
Je croyais que j’allais cligner des yeux et voir un peu comme un Mékong.
Je croyais que ça serait paisible.
Voilà quelques mouettes posées sur l’eau qui se laissent porter comme mon cygne au début de l’histoire.
Le soleil est pâle, la pluie arrive.
J’ai refermé la porte derrière moi. Comme si je fermais la grille du jardin.
Ce n’est pas un carrelet* poétique, ni bucolique, juste une vieille station-service pour les bateaux ; elle est abandonnée entre une ligne droite pleine de circulation, un peu de Garonne et un bout de rocade.
Je me demande à quoi ressemblent les poissons qu’on pêche par là ? Les lamproies** ?
Sur le bord des routes, ici, des petites tentes dépassent des herbes, des camions garés servent de domicile fixe, on dort comme on peut de nos jours et on abandonne des maisons.
Au croisement, un panneau pour les cyclistes : si je voulais, je pourrais aller jusqu’à Latresne en partant dans ce sens. De l’autre, il y a écrit direction lacanau-océan. Une autre fois, j’irai jusqu’à la mer.
Ça va recommencer comme ça : en janvier.
Ça commence toujours en janvier.
On dit ça pour septembre aussi, que c’est un début, à cause de la rentrée après les vacances d’été. Ça fait deux débuts par an. On complique vraiment les choses si on y pense. Mais n’y pensons pas…
Donc janvier 2014.
Une bascule, de l’un (2013) à l’autre (2014), inévitablement on y pensera : à ce qu’on laisse derrière soi, à tout ce qui va encore nous arriver. Une année entière, ça en fait des trucs qui vont dériver d’un côté ou de l’autre… Ou en rond, la Garonne fait bien des tourbillons.
Et entre les deux, on ira danser.

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Définitions diverses
Passerelle Gustave-Eiffel : ce pont métallique, utilisé pour les trains il y a encore quelques années, a été construit en 1858 par (entre autres) le jeune ingénieur Gustave Eiffel.
Pont de pierre : construit entre 1810 et 1822 sur ordre de Napoléon Ier, il mesure 487 mètres de long.
* carrelet : nom donné aux cabanes de pêcheurs, sur pilotis, installées le long des rives de la Garonne.
** lamproie : poisson-serpent avec une sale gueule circulaire et des dents ! Les lamproies arrivent en décembre dans l’estuaire ; on les pêche en avril‑mai et on les déguste sur les tables bordelaises sous le nom fort original de « lamproie à la bordelaise ». Certains adorent.
La Garonne prend sa source en Espagne, traverse quatre départements en France, et fait en tout 647 kilomètres. Mais ceci n’est pas une encyclopédie.
Impossible de savoir avec certitude ce que signifie le Souys du quai de la Souys. Il semblerait qu’on prononce « souille » et que ça évoque les berges boueuses et marécageuses…


Retrouvez ici le travail de l’artiste Olivier Crouzel (qui m’a indiqué ce lieu…)
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