Cette DÉAMBULATION* « DEMI-SOUPIR » est la dernière écrite pour le magazine Junkpage. n°23 – mai 2015. En l’écrivant, moi je savais qu’elle serait la dernière, le lecteur non.
Elle parle d’accidents et de « phantoms » avec inside des guides : DJ Oil Lionel Corsini, le pianiste Ivan Ilic et le DJ Cristof Salzac et un oiseau et un LEXA illustrateur (et un peu de tristesse aussi)…
Un jour de mars. Il faisait ce premier soleil tiède qu’il y a parfois juste avant le printemps, et, tout de suite, on sait que cette douceur, c’est la fin de l’hiver, et, si on peut – les Bordelais ne ratent jamais une occasion de le faire –, on s’installe sur une terrasse.
À côté de moi, un ami installé avec un inconnu. On échange quelques mots d’écriture et de santé. Et puis, l’inconnu, qui se prénomme Ivan, dit : « Écoutez comme le son de la ville est paresseux aujourd’hui… »
Ça commencera une dernière fois, comme ça, par ce mystère des rencontres et les chemins qu’elles vous font faire.
Si vous aviez envie de déambuler à votre tour, alors croyez mon conseil : prenez au vol les phrases comme celle que je cite « le son de la ville est paresseux aujourd’hui… » ; puis demandez, poliment et curieux, « excusez-moi, mais… c’est quoi un son paresseux ? » et, avec des pourquoi et des c’est quoi, toutes ces questions posées à des gens qu’on connaît peu vous entraînent vers les découvertes.
Ici, pour l’exercice de déambuler – qui fut davantage écrire que marcher –, souvent il s’est agi de suivre d’abord une phrase. Une phrase entendue comme un air de musique, une phrase un peu flûte enchantée qui vous ensorcelle, ou une que vous vous mettez en tête, voilà, c’est parti, en avant, une petite cantate, ou juste à fredonner, ça vous appelle… – euh… balade, ça s’écrit avec un l ou deux ? ballade ou balade ?
Au cours des déambulations précédentes, deux ans tout de même que j’arpente, j’ai aimé les aventures avec des guides qui n’avaient ni l’habitude de l’être, ni qu’une curieuse les suive en griffonnant sur son cahier. Je crois qu’ils étaient contents quand même qu’on les dérange un peu, délicatement.
Là, j’en ai trouvé plusieurs d’un coup, au hasard des phrases et des dance floors : il y aura un pianiste américano-serbe et un DJ marseillais, un autre DJ bordelais from Barcelone et des musiques dans mes oreilles. Le périmètre de promenade sera minuscule, hypercentre du nombril du monde, pourtant ça va le faire, je vous emmène avec moi.
Mais commençons
Nous sommes en avril, bien après la phrase sur le son paresseux. Le musicien avec lequel je marche pour l’instant le long de la Garonne s’appelle Lionel Corsini, soit DJ Oil. Entre une expo sur les pochettes de disques et un mix en live sur le film The Connection, il nous a fait danser la veille au soir. À mon avis, sur une échelle de kif, avoir devant soi des danseurs radieux, ça doit valoir des lecteurs heureux.
Il pleut à peine, juste de quoi rafraîchir le visage. Un ciel avec des gros nuages noirs, même pas peur, on avance sous la pluie. Mister DJ m’explique son dernier album, Phantom, constitué d’accidents. Je sais par expérience que, quand les artistes utilisent ce mot, ils ne ressentent aucune inquiétude… Pour eux, un accident va avec un imprévu, qui va avec improvisation, qui va avec inspiration, qui va avec invention, qui va avec autre direction, qui va avec etc, jusqu’à une grande satisfaction. Les accidents dont parle Monsieur Oil, c’est comme le vent et aller où il vous porte. Suivons donc les accidents et écoutons où ils emmènent.
Assis au milieu de la rocaille
Comme le DJ a l’oreille entraîné, il me fait remarquer que pour manger ma crêpe au caramel, j’aurai droit à la compil des Rolling Stones (ambiance sonore du Castan). L’oiseau qui vit là, dans le bar, est sorti de sa cage. Il traverse la salle, je le regarde voler. Peut-être qu’au lieu d’être seulement un moineau, c’est quelqu’un qui se trouve enfermé dans le corps du moineau. Comme dans le film Bird People.
Pourquoi pas ? Après tout, il y a des gens qui sont plutôt des gens oiseaux, des gens planants, des gens qui ne restent pas en place… Et la déambulatrice au petit territoire que je suis les envie un peu.
Donc, on parlait de musique. Et d’accidents et de fantômes. C’est vrai que ça va bien ensemble. « Ça les convoque », comme on dit dans le jargon de l’art. Les morceaux de Phantom se cachaient dans son ordinateur, oubliés ou tapis, attendant qu’on les veuille, peut-être qu’on les désire.
Et si, dans toute cette histoire de la vie, nous n’étions que ça… des « phantoms » planqués dans les coins attendant que quelqu’un nous révèle, nous regarde un peu, nous invite à prendre place.
Autre jour, autre musicien
Ivan Ilić est pianiste. Et j’ai eu envie, à cause de sa phrase sur « le son paresseux », qu’il me raconte comment, lui, il entend la ville.
Il a également son album à la main, qu’il m’offre. Il m’explique son travail, et me parle à son tour de son goût… pour les accidents. Il évoque les concerts, le bruit que font les gens, l’écoute du public plus ou moins dense. Il décrit un état, celui du musicien qui s’ouvre, qui devient poreux au lieu de se refermer dans une concentration tendue de perfection. D’après lui, les accidents se passent là, dans cet endroit où quelque chose ne se contrôle plus, où le désir se partage, où la liberté s’assume.
Nous restons dans le quartier minuscule : nous écoutons la place Camille-Jullian. Le son d’une chaise tirée « gratte » sur le sol, les différents plans, la masse et la rumeur ; le son est bien plus nerveux que celui du jour où nous nous sommes rencontrés, parce que les gens ne s’attardent pas, parce qu’il fait beau, certes, mais la frivolité de l’été n’est pas encore épanouie… Nous avons les yeux fermés à la terrasse du café. Il commente : « À Bordeaux, on entend toujours, au milieu du reste, le bruit des ailes des pigeons. » « Pour écouter la musique d’une ville, il faut s’arrêter. » « Tu entends l’animal qui passe ? c’est un vélo… »
Nous marchons un peu
L’acoustique varie selon les rues. Au square Vinet, le mur végétal est devenu somptueux. Il y a toujours ces deux bancs longilignes et noirs qui sont comme les tombes de Monsieur et Madame les plus grands du monde. Par les fenêtres ouvertes sortent d’autres sons, un instrument de musique, une télévision, une conversation. Le portail du square grince, les roulettes d’une poussette tambourinent sur les pavés, la cloche sonne.
Dans l’église de la place Saint-Pierre, des chants grégoriens – anachroniques – en fond sonore, une certaine idée du sacré. Ivan me fait écouter la note fondamentale, et aussi comme le chant du disque fabrique avec le son du camion dehors une combinaison inattendue : c’est souvent ça qui l’intéresse dans cette musicalité spontanée, les drôles d’accords. Nous parlons à voix basse. En nous demandant pourquoi.
En sortant, je lui désigne cette scène curieuse de la plante verte qui baigne dans le bénitier. Chacun son acuité, chacun son métier.
Poursuivons
Appuyés à la rambarde face à la Garonne, les oreilles grandes ouvertes… Derrière nous, passent les langues étrangères, les talons qui claquent – et quand on entend ce bruit des talons, on a toujours envie de regarder la fille qui marche, je me retourne pour voir, elle est jolie et pressée –, des rires, des travaux plus loin… J’essaie de toutes mes forces d’écouter le vent sans y parvenir.
Je pourrais rester là des heures. Avec mes fantômes. À contempler.
Cours du Chapeau-Rouge, les oiseaux font un orchestre. Ivan me détaille : le son répétitif de l’un, deux autres qui chantent en contrepoint, la polyphonie. Il apprécie le son plus langoureux ici, en comparaison au son médium de Camille-Jullian, il y trouve un équilibre grave/aigu, quelque chose d’aérien, les bribes de conversation des autres ne gênent pas la pensée… Fin de notre duo/dialogue.
Maintenant, j’ai envie de musique
De marcher avec. Pour faire le chemin, à pied ou dans sa tête, selon ce qu’on écoute dans son casque, on a l’humeur qui bouge. Quelque chose se passe comme un amalgame entre le paysage et soi, une intimité qui émerge, parfois même cela tient à quelques notes, le mystère de la correspondance entre soi et ça en dehors qui nous est pourtant étranger, extérieur ; cette liaison qui se noue sans qu’on le décide.
Et il suffit de relancer le morceau pour que tout se reforme. Repeat.
Cristof Salzac, un autre DJ, que je connaissais du temps de la jeunesse (un revenant ?) m’a confié à son tour, pour composer cette déambulation, une BO. Je vais donc finir cette histoire toute seule comme une grande, laissant les guides à leurs accidents, ma play-list en bandoulière.
De Cristof, j’ai choisi parmi sa sélection, Les Bordelaises de Pascale Borel qui m’a fait sourire et Le Fleuve de Noir Désir pour m’enrager. Puis, avec Ivan qui joue au piano, Dream, de John Cage, et enfin, extrait de ce très bon Phantom de DJ Oil, Le Rythme de la vie : tout ça m’allait bien…
Peu à peu, le long des quais, avec ma bande originale, je me suis prise pour le personnage principal. Et dans le film qui se déroulait avec ces musiques, j’étais un héros un peu triste.
« Heureusement », j’ai pensé, « il y a encore des gens à rencontrer et des choses à écrire. »
Illustration ©LEXA www.lapeinturedelexa.wordpress.com
Lionel Corsini alias DJ Oil était en résidence « Carte blanche » à Eysines.
Son album Phantom à écouter ici
Ivan Ilić, pianiste
Son album The Transcendentalist
Bird People, film de Pascale Ferran, 2014.
Cristof Salzac / DJ à écouter ici
Un jeudi sur deux, sur Radio Campus Bordeaux 88.1 : « Histoire(s) sonore(s) ou la narration d’un parcours, celui d’un artiste, d’un label ou d’une mouvance musicale dans un contexte essentiellement électronique. »
BO : Les Bordelaises de Pascale Borel ; Le Fleuve de Noir Désir ; Dream de John Cage ; Le Rythme de la vie de DJ Oil ; Drop Out de DJ Oil ; The Köln Concert, part. I, de Keith Jarrett ; Tant de nuits de Bashung ; Two Brothers d’Hanni El Khatib ; Sleep On It de Stand High Patrol.
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