MÊME SUR UN PIED : ON TIENT*

Où l’auteure –clopin-clopant – va quand même et  fait des pauses en territoire littéraire…
*Déambulation n°20 publiée dans le magazine Junkpage – février 2015 –

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Déambuler avec un plâtre et des béquilles,
 ça n’est pas facile. Certes, on approche du déambulateur. D’ailleurs, je ne comprends pas du tout ce qu’on a voulu signifier en donnant ce nom à cet objet… Il permet d’avancer, mais si maladroitement ! Et il y a dans l’acte de déambuler – je commence à en connaître
 un rayon – quelque chose d’une fluidité 
que ni le déambulateur ni les béquilles ne permettent. 
Par contre, dans «déambule », on entend 
bien « funambule », et le funambule de son fil parfois tombe : ce qui m’arriva.

Dommage, il s’agissait d’écrire la 20e déambulation. Vingt ! Le genre de date qu’on fête, le genre d’anniversaire pour lequel on danse ! Raté.
J’aurais pu tricher et faire de la fiction, je veux dire de la vraie fiction, un mensonge total. Parce que,oui, d’habitude, ce qui est écrit ici contient quantité de petits mensonges,les arrangements savoureux avec le réel, surtout qu’on s’en fiche de savoir…ou plutôt je m’en fiche de vous dire… la vérité. Je n’ai rien juré du tout,et l’important, c’est l’aventure.
Alors essayons dans la tradition de ladéambulation.

In Wonderland (pays des merveilles)
Cette situation initiale contient forcément
 en elle-même un intérêt narratif. Relevons d’abord l’inversion quant à la structure du récit classique : ici, au lieu que la chute vienne clore l’intrigue, elle en déclenche le départ.
Ça s’est déjà vu dans la littérature. Tomber
 au début d’un livre, ça peut faire une bonne histoire.
« Un instant après, Alice était à la poursuite du Lapin dans le terrier, sans songer comment elle en sortirait. Pendant un bout de chemin, le trou allait tout droit comme un tunnel, puis tout à coup il plongeait perpendiculairement d’une façon si brusque qu’Alice se sentit tomber comme dans un puits d’une grande profondeur avant même d’avoir pensé à se retenir. De deux choses l’une, ou le puits était vraiment bien profond, ou elle tombait bien doucement ; car elle eut tout le loisir, dans sa chute, de regarder autour d’elle et de se demander avec étonnement ce qu’elle allait devenir. »

Donc, à mon tour, je chus (du verbe « s’écraser 
lourdement au sol depuis
 une hauteur mal évaluée »),
 et depuis je vis dans une relative immobilité, ou
 disons entravée dans la possibilité d’aller et venir gaiement.
Ça a commencé bien avant Noël.

Au service des urgences
Avec un autre, un petit garçon, nous en étions au choix de la couleur de cette résine qui servirait à contraindre et ainsi guérir nos os brisés : lui un bras cassé, moi l’astragale. Il voulait bleu foncé, mais ça n’existe pas, il a hésité, il ne voulait ni rose ni bleu clair ni blanc, il a pris vert, l’air déçu. Moi, j’aurais préféré gris anthracite pour assortir avec tout, mais ça n’existe pas non plus, alors j’ai pris orange pour assortir avec rien.
En attendant mon tour de plâtre, je les écoutais. Sa mère se tenait près de lui, importante, elle dirait sûrement à son mari qu’elle avait passé une journée affreuse mais qu’elle avait assuré – elle ajouterait (peut-être dans sa tête) «comme d’habitude ». L’enfant ne savait pas quoi répondre à la question de l’infirmière sur le métier qu’il voulait faire plus tard… Sa mère, importante un jour importante toujours, a expliqué qu’avant il voulait être paléontologue, mais que « maintenant, il ne savait plus », elle a ajouté. On la sentait embêtée.
Paléontologue… je ne savais plus exactement ce que ça faisait, il me semblait quand même que ça avait un rapport avec les os trouvés. Ils sont partis, c’était mon tour. L’infirmière entourait mon pied avec la résine orange. 
Elle ne m’a pas demandé ce que je voulais faire plus tard, ça tombe bien, moi non plus j’aurais pas su répondre.
Sur le chemin du retour, je me suis dit : « Si un jour un paléontologue trouve mon fossile, il ne pourra jamais deviner dans quelles conditions périlleuses et ridicules j’ai partiellement fracturé mon tubercule astragalien… Ça fera un mystère préhistorique de plus !»

Avez-vous vu lu L’Astragale ?
Os dans le pied et aussi titre d’un livre. Quand, pour répondre à la question « que vous est-il arrivé ? », je donnai le diagnostic au sujet de mon « astragale qu’est bancale », au moins
 dix personnes m’ont cité le roman d’Albertine Sarrazin. C’est devenu mon best-seller, en quelque sorte – on me l’a d’ailleurs offert à Noël. Les gens qui l’ont lu en avaient un vrai souvenir stimulant, comme on a ce sourire quand on a aimé un livre. L’histoire d’une évasion, d’une cavale, celle de la jeune Anne/ Albertine. Elle l’a écrit en prison en 1964, elle meurt trois ans plus tard, à 29 ans.
« Là-haut, tous ces derniers mois, je regardais les fourrés si proches de la grand-route et j’étais certaine de pouvoir m’y retrouver les yeux fermés : mes projets ne passaient pas encore par-là, mais cependant une tentation constante de sauter et de m’enfuir faisait machinalement son chemin. »
Et en sautant pour s’échapper, elle casse son astragale.

Voilà singulièrement comme on découvre des mots et des livres
Notre lexique personnel s’enrichit ainsi au fil de nos expériences.
Il y a tous les mots abstraits qui deviennent un jour lourds de leur définition, quand on les comprend parce qu’on les emprunte aux autres ; parce qu’au lieu de compassion on les habite, en dedans. Des mots inconnus jusqu’alors prennent une place soudain gigantesque, voire à occuper tout l’esprit ; et puis ces mots qu’on aurait préféré laisser dans des dictionnaires rangés bien haut sur des étagères ; des mots avec les représentations qu’on en avait et le réel qui modifie : on passe de l’objectif au subjectif.

On ne sait jamais tout ce qu’il nous reste à apprendre…
Par exemple, prenez une aiguille à tricoter. Allongée sur mon canapé, je glisse entre la peau de la cheville et le plâtre le métal froid de la longue aiguille. Je regarde à ce moment-là à la télé Un tramway nommé désir, la scène du début, Marlon Brando se déshabille… Les accidents de la vie vous font aussi découvrir des érotismes insoupçonnés : sachons les accueillir.

C’est pas tout ça, mais il fallait continuer à avancer.
L’usage de la ville en béquilles – puisqu’il s’agit de déambuler et de vous raconter – me rappela ce que j’avais connu il y
a longtemps quand je poussais une poussette : que les trottoirs sont souvent impraticables, encombrés de poubelles, de voitures, d’obstacles. Parfois si étroits. En fauteuil roulant, ce doit être un calvaire.
Par contre, je m’initiais à la navette.
 Pas la spatiale, juste le minibus, celui qui suit dans le centre de Bordeaux cette ligne bleue tracée au sol et qu’utilisent particulièrement les personnes âgées.
 Il m’arriva d’y être seule à bord et d’aller des allées de Tourny jusqu’au lycée Montaigne sereine et sans encombre, telle une reine d’Angleterre dans son véhicule personnel.
Parmi les autres caractéristiques de la promenade en béquilles, il y a la lenteur et surtout l’impossibilité de tenir ses béquilles et son téléphone en même temps. Je redécouvrais donc – je le confesse – le silence en marchant, et, qui va avec, l’exercice de l’observation :
– Les Bordelais dans le tramway faisaient tous une tête de Parisiens dans le métro.
– En vitrine, le prix de la robe était l’exact montant de mon loyer.
– Rue Lafaurie-de-Monbadon, une vieille enseigne peinte que je n’avais jamais vue : CHARBONS.
Presque en face, je m’arrêtai devant l’hôtel Balzac.
 Avec son allure désuète, son air pension de famille et son nom, il aurait pu venir d’un livre de Modiano. Je pensai à son discours de prix Nobel (sur écrire et le chemin à suivre malgré les glissades ou les tentations de rebrousser chemin, sur la ville silencieuse durant l’Occupation parce qu’il n’y avait plus de voitures dans Paris) ; à cette façon toute modianesque de déambuler (ce mot ne lui va pas du tout) qu’il a inventée ; au titre de son dernier roman, Pour que
 tu ne te perdes pas dans le quartier.
 Le premier livre que j’avais lu de lui s’appelait Villa triste, je l’avais choisi
 à cause du titre, un des plus beaux du monde.

Plus bas, plus tard, près de La Maison poétique
J’attendais, appuyée sur mes béquilles, le passage de la navette retour. Je ne m’ennuyais pas, car les gens vous parlent spontanément quand vous avez des béquilles, je ne sais pas pourquoi, ils vous interrogent, vous conseillent, vous encouragent. Vous devenez un sujet de conversation facile : un peu comme une info météo. Au moins, on sert à quelque chose. En longeant la rue Cheverus (toujours en navette), je trouvai que la couleur de la façade du collège nouvellement ravalée tirait sur l’orange. J’ai souri : « Si la ville blonde devient carotte, ça fera moins chic pour l’Unesco. »

Pendant ce temps arrivaient dans
 ma boîte aux lettres des messages provocateurs qui m’exhortaient :
« Top départ ! », « C’est parti ! », et
 qui insistaient sur un passage à 
l’action apparemment indispensable
 – « Maintenant ou jamais ! » –, sinon j’allais rater toutes les affaires à faire 
en ce début de soldes… J’appréciais de 
ne pas pouvoir m’en mêler. Faire les boutiques en béquilles, on se sent vite l’éléphant dans le magasin de porcelaine.

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Nous sommes ainsi parvenus
 en janvier 2015
Étrangement, tous mes projets 
futurs d’écriture nécessitaient des promenades : le mot « parcours » comme un karma indépassable. Pour l’un d’eux, il y avait ce livre posé sur mon bureau. Que je lisais par bribes, délicatement, avec des respirations entre les pages, à cause de l’effet qu’il me faisait, reprendre le souffle et avancer doucement, on a des vertiges quelquefois quand on lit.
Le titre avec le mouvement encore : Partir, Calcutta.
« Ça danse enfin. Ça danse autour de moi, je peux me mettre en mouvement.
 Je mets un pied devant l’autre, je marche, je n’arrêterai plus. Je laisse de côté la masse, je bouge dans ce qui bouge autour de moi. C’est Calcutta enfin, un rythme, une pulsation ; géographie inconnue, territoire sonore. »

Et puis, juste plus tard, alors que
je finissais à peine de rédiger ce texte, Charlie Hebdo a été assassiné. La sidération. Et puis l’obscurité.
Après, pour un peu de fraternité, j’ai marché avec vous autres.
Bancale.


Lectures refuges :

Alice au pays des merveilles, Lewis Carroll
L’Astragale, Albertine Sarrazin, coll. « Si-gnatures », Points
Villa triste, Patrick Modiano, Gallimard
Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Patrick Modiano, Gallimard
• Discours de Patrick Modiano, prix Nobel de littérature 2014 : vidéo sur www.gallimard.fr ou texte intégral sur www.lemonde.fr
Partir, Calcutta, Dominique Sigaud, Verdier
Charlie Hebdo, journal satirique