Interpellée par un mystère, comme seule peut l’être une auteure qui déambule, me voilà cette fois-ci au cœur (et au sommet) d’un réseau ancien comme l’eau courante…
DÉAMBULATION* publiée dans le magazine Junkpage n°9 – février 2014 –

Ça a commencé en plusieurs fois.
Il y a des histoires qui font ça : un début en enfance ou par là, des moments qui se croisent, on regarde et on passe, et puis un jour ça se cristallise. À cette étape précise, le risque est grand de devenir obsessionnel, j’en étais pas loin.
C’est celui de Lormont aux Iris qui est revenu me faire de l’œil : château d’eau, en forme de grande tige avec un ballon au bout, imagerie SF très série B.
C’est devenu un titre qui a traîné un moment dans ma tête, – et c’est encombrant un titre dans une tête. Surtout celui là, il était drôlement long : TOUTES LES QUESTIONS QUE POSENT LES CHATEAUX D’EAU.
Parce que oui, les châteaux d’eau ça pose des questions.
D’abord ça n’a pas tellement l’allure d’un château, encore moins d’un palais. Peut-on parler d’un monument ? Une sorte d’édifice remarquable comme on dit dans le jargon du patrimoine ? Pourquoi appelle-t-on château un truc qui ressemble à une soucoupe volante ? Et l’eau est en haut ? Est-ce qu’on est sûr que c’est rempli d’eau, d’abord ? Et pourquoi en haut ? Si haut ? Est-ce qu’on peut y entrer ? Y grimper ?
Ça fonctionne encore ? Sont-ils abandonnés ? Ils ont l’air si seuls… On ne voit jamais personne y entrer, en sortir ou autour. Peut-être qu’ils sont définitivement fermés ? On entend des choses sur des châteaux d’eau rénovés devenus des appartements et même une crêperie panoramique…
Donc peut-être qu’on les garde, inutiles et encombrants mais indestructibles. Vestiges.
Sans doute certains vont sourire parce qu’ils savent. Ou parce qu’ils s’en fichent.
Avant de trouver un sujet pour chaque déambulation, j’ai dit : « J’aimerais bien faire un texte sur les châteaux d’eau… » et je cherchais à qui m’adresser pour répondre aux questions. De CUB en Lyonnaise des eaux, ça mit un peu de temps, parce qu’un poète qui enquête ça s’y prend lentement.
Un mercredi plus tard, je retourne sur le haut de la rive droite. Lormont.
Le château d’eau, si étrange, que je regarde toujours de loin, que je photographie pour rien, je décide que c’est le jour de l’approcher. Il est entouré d’immeubles et de maisons. Des gens habitent en face de ça. Pourquoi pas… Je fais le tour, les yeux levés au ciel.
Quelle solitude ! Les châteaux d’eau dégagent une sensation d’immobilité que les autres bâtiments n’ont pas : ils ne sont pas faits pour accueillir les hommes, impénétrables. Des coffre-forts ?
Au pied, un bassin. Tout a l’air en état de marche. Je continue mon observation.
Il y a une petite fenêtre en haut de la colonne recouverte de tôle ondulée. On dirait qu’il y a quelqu’un derrière la vitre, une sorte de forme, une ombre ? Est-ce qu’on peut entrer là ? Est-ce qu’on y enferme des gens comme on le faisait dans les donjons ?
À ce stade-là, je ne sais toujours pas à quoi sert cette citerne perchée. Mais je m’étonne qu’on ait eu l’idée de dessiner des citernes avec cette drôle de gueule…
Et de les entourer de grilles. À côté de cet espace clos, un autre terrain clos. À l’intérieur un château d’eau, dans l’autre un terrain de basket. On enferme de drôles de choses.
Ma rencontre avec le château d’eau ce jour-là (est-ce à cause de l’ombre que j’ai crû voir derrière la minuscule fenêtre ?) m’a confortée dans mon idée qui est alors devenue fixe : je devais en savoir plus.
Parce que j’y ai mis une insistance plus appuyée, bientôt tout le monde a su que je cherchais un guide. Qui s’est trouvé être à la Lyonnaise des Eaux. RDV pris pour le mois de janvier.
J’ai fini l’année sur cette perspective de rentrée : les châteaux enfin à ma portée.
En quelque sorte, vous êtes le chef des châteaux d’eau ?
Il rit, « oui on peut dire ça ».
Je m’amuse. Pour l’instant, mes châteaux (d’eau) en Espagne constituent une poétique toute personnelle, un mystère sans réponse avec lequel on vit globalement très bien, une fixette fantaisiste comme ces rêves un peu flous qu’on a.
Mais dès que je pénètre le siège de la Lyonnaise, que j’échange ma carte d’identité contre un badge, que j’arrive dans la salle de télécontrôle AUSONE, je comprends que ça va devenir sérieux.
Quand je pose la deuxième question à Michel Fargeot, responsable opérationnel du Pôle Eau, il rit moins et prend la mesure de mon ignorance : « À quoi ça sert ? »
Nous voilà devant des écrans et des schémas, patiemment il m’explique.
Je passe de la poésie au cours d’hydraulique : pour moi, ça se complique un peu.
Ce que je comprends immédiatement, c’est que non seulement les châteaux d’eau fonctionnent encore, mais qu’ils sont essentiels dans le circuit de l’eau qui va de la source au robinet via la pompe et donc via le réservoir. En gros : à un instant T, nous y irons tous sous la douche quasi en même temps, il faudra donc de l’eau en quantité nécessaire. Stockée ainsi, elle sera délivrable à tous instantanément. S’il fallait pomper cette même eau au moment T, ce serait un truc de fou. C’est ce que j’ai compris. Et si l’eau est en haut, c’est pour des raisons basiques et techniques : on stocke là où ça coûte le moins cher (parce que c’est là que c’est le plus économe en énergie).
En vrac, je trouve des réponses.
Il y a une porte entre la colonne et la citerne ; on stocke de l’eau pour la consommation mais aussi pour assurer la réserve « défense incendie » ; le monsieur devant les écrans règle les débits et les niveaux de stock d’eau des châteaux d’eau (je suis dans la tour de contrôle) ; il y a des surveillances extrêmes avec des alarmes intrusion qui s’affichent à la moindre tentative d’effraction.
Avec cette notion d’hypercontrôle, je bascule de la fantaisie à la sécurité absolue. L’eau est vitale, le réseau est un maillage, le château d’eau est un endroit stratégique, le service de l’eau est continu, il ne peut déplorer aucune pause, aucune faille. « Il y a 50 ans, il fallait beaucoup d’hommes au travail, les fontainiers mesuraient et transmettaient l’information aux conducteurs de machine à grande vitesse. »
Sur l’écran, le château d’eau qui sert d’exemple aux explications est celui de mon enfance. Il s’appelle Brown, du Château Brown, un vrai celui-là et qui s’occupe davantage de vin que d’eau ; il est construit au milieu des vignes, plutôt celles du château Olivier d’ailleurs. Architecture parfaitement délirante dans ce paysage, il a nourri mon imaginaire puisqu’il trônait sur mon chemin, entre la maison et la piscine municipale.
On a tous un château d’eau près de notre enfance ?
Nous sommes toujours en plein centre-ville de Bordeaux. Il m’emmène visiter le réservoir Paulin, enterré et d’une capacité de stockage de 13 000 m3. Il y a un vaste jardin, avec des ruches. Tout est fermé à clé, on y entre sous l’oeil des caméras. Des sécurités doublées : mécanique et électrique. Une sorte de tipi métallique signale une entrée. Nous voilà sous terre. Vision irréelle. C’est le fameux bassin daté de 1857 qui se visite pendant les journées du patrimoine. L’escalier en colimaçon nous conduit dans un espace vitré qui nous fait pénétrer au sein du réservoir. Les colonnes en fonte, les voûtes en briquettes, couleur rouille avec lumière verte projetée dans l’eau. Sur la vitre, une mesure indiquée, 1,60 m, je suis dans l’eau.

Sur la route d’Eysines.
Je pose à mon spécialiste la question qui m’intéresse le plus : celle de l’architecture. Comment se fait-il qu’on ait laissé autant de liberté pour dessiner ces édifices ? Comment est-ce possible qu’il n’y ait aucun cahier des charges esthétiques ? Pourquoi n’y a-t-il eu aucune tentative d’uniformisation d’un objet d’une taille si conséquente et présent en si grand nombre dans notre paysage ? Comment a-t-on pu donner des allures parfois si ridicules à des bâtiments si indispensables ? Ils sont souvent hors contexte, hors paysage, hors logique, vous ne trouvez pas ?
Il ne sait pas trop : chacun en aura fait à sa tête, les ingénieurs se concentrant sur la technique…
Dans le corps du château.
Mon guide appelle pour signaler notre présence : quand nous avons ouvert la grille, l’alarme intrusion s’est déclenchée rue Paulin dans la salle de télécontrôle. Ce château est beau, son cylindre entouré d’une sorte de dentelle bétonnée. Au sommet la cuve. En son centre, une colonne, une sorte de tunnel (j’écris et je m’interroge : est-ce qu’on dit un tunnel quand c’est vertical ? Je me réponds assez vite mais pas assez à mon goût : on dit un puits, imbécile)(mais est-ce qu’on peut rentrer dans un puits d’en bas et en sortir d’en haut ?)
Il y a toujours cette fenêtre dans la colonne, pour y voir même sans électricité.
Toutes les citernes du monde sur les hauteurs.
Nous entrons : je suis au centre de l’eau d’une certaine façon.
Je monte dans l’ascenseur le plus étrange qui soit. Nous allons parcourir une trentaine de mètres ou davantage, pourtant il n’y a que deux boutons : 0 – 1. Pas fière, pas fan des ascenseurs, celui-là me semble plus qu’un autre « enfermant ».
La porte s’ouvre sur une pièce traversée par d’énormes tuyaux très Beaubourg, rouge jaune vert bleu. On sent tellement l’épaisseur autour de soi. Ou je l’imagine. Je la devine. Une compression. Les repères un peu bousculés.
(Rappellons que je suis une rêveuse, pas une exploratrice.)
Heureusement il y a au-dessus la lumière du jour, deux ou trois étages d’escaliers qui mènent au toit-terrasse.
Heureusement il y a l’air.
Nous terminons l’escalade. Dernières marches.
Je suis donc tout en haut d’un château d’eau.
40 mètres au-dessus du sol. Depuis le point culminant du Haillan. « Ici », me dit-il « la goutte d’eau est à 75 d’altimétrie.»
Je suis en haut d’un château d’eau… Vertige.
Je suis là. Face à la lumière rouge qui signale la hauteur aux avions.
D’ici, je vois évidemment tous les autres châteaux d’eau.
Vue à 360°.
De tout là-haut, je pense (avec le vent dans les cheveux) : il n’y avait donc personne dans le cylindre étroit du château d’eau de Lormont sinon l’alarme intrusion l’aurait signalé.
Et puis ça n’existe pas les créatures des châteaux d’eau…
Quand l’enfance croise l’expérience.
Quand on découvre la réponse au mystère.
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*Texte paru dans JUNKPAGE n°9 – février 2014.
Merci à Karine Gervaise et Michel Fargeot de la Lyonnaise des Eaux.
Infos pratiques
Un site qui répertorie tous les châteaux d’eau de France : chateau.deau.free.fr
Tout comprendre : www.usagers.leaudelacub.fr
Châteaux cités parmi les 38 réservoirs dont 15 châteaux d’eau et 23 bâches au sol (gironde)
Lormont, rue du château d’eau. GPS : 44°52’24.1 », W0°31’26.5 »
Léognan, chemin de Lousteau Neuf. GPS : 44°45’19.0 », W0°35’41.0 »
Le Haillan, rue Jean Mermoz. GPS : 44°52’08.91 », W0°39’51.83 » (c’est le seul en Gironde à disposer d’un ascenseur… pour des raisons d’inauguration par Jacques Chaban Delmas)
À savoir : le bassin Paulin se visite pendant les journées du patrimoine.

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