IN EX-JARDIN ROYAL*

Ici l’auteure vous promène, et se demandant comment retrouver le désir de flâner dans ce monde agité, et où aller, trouve à s’attarder dans les allées d’un jardin familier…
DÉAMBULATION publiée dans le magazine Junkpage n°12 – mai 2014 –

Assise sur les marches en pierre, derrière moi la façade superbe, je regarde l’arbre coupé en tranches et je pense.
Voilà comment ça commencera cette fois. Par une phrase étrange que vous comprendrez parfaitement quelques lignes plus tard.

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Pour cette promenade de mai, j’ai hésité.
D’un côté, je ressentais cette forte envie de prendre le large, et de l’autre un grand besoin de réconfort.
Où se rassurer quand on se sent perdu chez soi ?

J’ai cherché les endroits qui pourraient faire ça, me rassurer, dans ma ville, la bordelaise, celle dont certains se plaisaient à dire (sans savoir de quoi ils parlent en général) qu’elle s’était endormie et maintenant réveillée.
À ce moment de l’histoire, c’est-à-dire début avril, sincèrement, moi j’aurais préféré me rendormir. Faire la belle au bois dormant, et on verrait bien dans cent ans si ça vaut le coup d’un baiser pour sortir du lit. Alors j’ai cherché cet endroit dans Bordeaux où je pourrais me reposer.
Retrouver un peu de paix.
Retrouver un peu d’enfance.

Il y avait des rayons de soleil.
C’est le début du printemps, le Jardin public est passé en horaire d’été, les portes ferment à 20 heures. On peut y marcher longtemps. Avec les virages, en faisant plusieurs tours, et puis des pauses. À cette époque de l’année, c’est un beau jardin, un peu délaissé en comparaison avec les quais à l’allure new-yorkaise /Disneyland.

Donc j’arrive là, au fond du Jardin public.
Je m’assois sur les marches, face au cèdre du Liban sculpté par José Le Piez.
Ce geste artistique a, d’une certaine façon, sauvé l’arbre, non pas de la mort puisqu’il l’était justement, mais de l’oubli. Au lieu de disparaître à jamais, il est demeuré, puissant totem. Dans ses larges tranches posées au sol autour du tronc, il paraît qu’on peut lire une histoire.
(J’apprendrai que cette science contenue dans les cernes de croissance des arbres s’appelle la dendrochronologie.)
Pour l’instant, je suis assise là, et je ne connais rien à la dendrotruc, je regarde l’arbre, j’entends les enfants qui jouent.
Je me souviens qu’on n’avait pas le droit autrefois d’aller sur la pelouse, les gardiens nous en empêchaient. Là, il y a des gens allongés qui bouquinent et d’autres qui s’embrassent.

Beaucoup de Bordelais connaissent le Jardin public comme un lieu d’enfance : les grandes balançoires à bascule, chacune de couleur différente, et le bonbon distribué à la sortie, n’existent plus ; les tuyaux en béton qui faisaient tunnels et qu’on escaladait, enlevés aussi ? Sans doute trop risqués pour des jeux d’enfants.
À cette époque, la vie des enfants (ceux qui sont nés jusque dans les années 1970) était dangereuse de toute façon : les parents fumaient partout dans les maisons, on s’étalait librement de tout notre long à l’arrière des voitures et, quand on se baignait à l’océan, il n’y avait aucun drapeau bleu pour délimiter les zones de baignade autorisée.

Au Jardin public, il y avait le Petit Mousse, pas dangereux du tout pour le coup.
Le bateau faisait tranquillement le tour de l’île. J’adorais l’embarquement, le démarrage lent, la main qui pouvait enfin toucher l’eau… Mes premières déambulations, finalement.

Ça n’a pas été toujours calme comme aujourd’hui.
J’avais lu l’histoire de l’aérostat qui ne s’était pas envolé comme prévu, et l’émeute provoquée par un public frustré du spectacle annulé avait été violente. En cherchant davantage, j’ai retrouvé le récit exact dans un petit livre édité par Confluences.

C’est arrivé le 3 mai 1784. Le Bordelais, aérostat aux proportions magnifiques, ne put décoller (ennuis techniques, trop de vent). La foule, de colère, détruira le ballon, il y aura des blessés et deux morts. Parmi les émeutiers arrêtés, neuf iront aux galères et deux « seront pendus devant la grille du jardin… ».
Deux cent trente années plus tard, en mai 2014, quasiment jour pour jour, on (Junkpage) en parle encore.

Parmi les rayons de la bibliothèque où j’avais emprunté le livre sur le Jardin public, j’ai découvert un ouvrage de photographies accompagnées de courts textes de Michèle Delaunay ! En le feuilletant, je notai cette phrase qui allait bien avec la situation initiale, cet endroit où ça avait commencé : « Chambres d’hôtel, jardins publics, buffets de gare, là où on ne possède rien, on est obligé d’être et de sentir. »

Revenons au moment présent.
Après ce temps immobile et pensif, mélancolique sur les bords, je reprends les chemins et déambule (puisque tel est mon destin) dans les allées du jardin.
Je traverse l’herbe pour aller respirer l’énorme buisson de lilas mauve situé juste derrière ce massif kitchissime en forme de panier géant. Au Jardin public, ce sont les arbres qui ont de l’allure et du charme, pas tellement les fleurs, qui sont organisées de façon démodée.

Je jette un œil sur les rayonnages de la cabane à livres, moche comme une imitation de chalet de montagne. Bon, ce procédé des livres laissés à disposition est généreux, mais pour inciter au plaisir de lire il faudrait peut-être prévoir des bibliothécaires occupés à remplir les cabanes… Ce jour-là, on y trouve : des auteurs très inconnus, des classiques dans la catégorie abandonnés (Da Vinci Code, un ouvrage de Jean d’Ormesson, un de Barbara Cartland), des dons de gens qui se foutent forcément de la gueule du monde (comment peut-on offrir à lire le Michelin 1978 ?) et des ovnis du style Travelo, une enquête sur la prostitution travestie. Heureusement, pour sauver la littérature, au milieu de ça : Eureka Street de Robert McLiam Wilson.

Puisque j’y suis, je rends, au passage, mes hommages aux hommes de lettres statufiés dans le coin : un salut respectueux au buste de François Mauriac et une présentation officielle à Fernand Lafargue, qui, figurez-vous, avant d’être une place (to be) bordelaise, fut un romancier-poète.

J’allais partir…
…quand je tombe sur une pancarte plantée au sol dans une sorte d’enclos autour d’un arbre, où est écrite, en vert et en majuscules, l’expression suivante : « LES ARBRES DU PIÉTINEMENT ».
Comme un titre de roman japonais.
Les arbres du piétinement… Piétiner, qui signifie aussi bien « marcher » que « stagner ». Une sorte de surplace, un mouvement qui ressemble à tourner en rond.
Quelles étaient ces sortes d’arbres tragiques ?

À leurs pieds, il devait exister une zone comme celle où nous demeurons parfois, quand rien ne bouge dans nos vies et ce sont des choses qui arrivent, quand on voudrait à tout prix une tendresse ou un regard et ça se dérobe, quand les conclusions s’obstinent à être des répétitions.
Oui, quelquefois, on traverse des endroits où poussent ces sortes d’arbres, ceux du piétinement. (Peut-être que c’est là aussi que se font les meilleures siestes ?)

Et puis un jour, on quitte ce parterre de feuilles, car c’est là – c’est précisé sur la pancarte – que l’arbre se régénère, là que les éléments nutritifs sont absorbés et que l’ancrage de l’arbre se consolide. Alors, imaginons qu’il se produit quelque chose de bon pendant ce moment où on a les pieds un peu bloqués et qu’on piétine. Donc un jour, on avance. Enfin.
Et l’arbre du piétinement… un souvenir.

En fait, après, en regardant la photo que j’avais prise pour immortaliser ma trouvaille de pancarte, j’ai compris mon erreur-illusion d’optique. La phrase entière était : « Ici la mairie préserve LES ARBRES DU PIÉTINEMENT »
Comme on essaie de préserver la nature des hommes.

Plus loin, il y avait un autre panneau : « ESPACE DE VÉGÉTATION SPONTANÉE ».

Sans doute, cet après-midi-là, je mélangeais tout… EXPRESSION spontanée, CRÉATION spontanée, je ne sais pas pourquoi, mais je lisais autre chose que végétation. C’est le mot spontanée, ça m’a attirée, ça m’a fait du bien. Je me suis arrêtée.

La pancarte désignait un endroit très baba cool, fait de mélanges et de libertés, ce qu’on nomme scientifiquement la biodiversité. À bien y regarder, ça n’était pas le carré de jardin le plus séduisant, mais cette pelouse autonome, avec sa profusion de pâquerettes libres et spontanées, ça rappelait des endroits sauvages, une petite prairie pas prétentieuse et qui n’en faisait qu’à sa tête. J’ai pensé : « Faut que je leur dise. Si jamais ça tournait mal, voilà un territoire ami. Il n’est pas bien grand, mais ici on sera bien. On se réfugiera tous en terre spontanée. »

J’ai lu davantage l’explication.
Il était noté que « la végétation spontanée poussait librement »– une vraie terre d’asile, donc – « à partir de la dispersion naturelle des graines ». (J’avais lu quelque part que hippies, ça voulait dire les enfants-fleurs…)

J’en étais là de la divagation (qui est une déambulation dans la tête), quand finissant de lire la pancarte fameuse (non, pas fumeuse), je fus rassurée sur mon état mental et ma métamorphose d’urbaine en individu bucolique : aux services des Espaces verts, ils délirent aussi. Ils ont précisé, au sujet de ce tapis végétal (ce qui va suivre est une citation littérale, un verbatim comme on dit en latin quand on le parle) : « Les oiseaux, les abeilles et les coccinelles se ravissent d’un nouveau terrain de jeu. »

En d’autres termes : un sacré spot !
Je ne m’étais pas trompée : j’avais bien déambulé où il fallait.

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* Déambulation 12 >Chronique publiée dans JUNKpage, magazine culturel Bordeaux & CUB.

Livres cités

Jardins de Bordeaux, photographies Marie-Claude Leng, textes Michèle Delaunay, préface Claude Mauriac, Pierre Fanlac éditeur, 1985.

Le Jardin public, Jean-Marie Planes et Anne Garde, collection « La forme d’une ville » dirigée par Éric Audinet, Confluences, 1994.

Vous y apprendrez l’histoire du Jardin. Appelé Jardin royal et créé en 1746, puis Champ de mars, il deviendra le Jardin public début xixe siècle. Ses usages et réglementations variés sont aussi évoqués. Par exemple, en 1759, les gardiens appelés portiers avaient autorisation de détenir un fusil pour pouvoir tuer les chiens qui pénétraient dans le jardin !

L’ouvrage est disponible à la bibliothèque Mériadeck de Bordeaux.