Voilà écrit ici tout le bien que j’ai pensé du dernier roman « DERRIÈRE LES PANNEAUX, IL YA  DES HOMMES » de Joseph Incardona, paru aux éditions Finitude.


Les aires d’autoroute constituent des territoires.
Les routiers les connaissent bien, les commerciaux aussi. Et puis les vacanciers, eux, se les accaparent lors des temps forts. On s’en approche d’ailleurs…
Évidemment, avec cette histoire qui s’y passe, sur les autoroutes et ces zones de repos où on mange-on dort-on baise-on pisse-on fume-on téléphone-et on s’observe aussi, le roman décline la galerie des portraits.
C’est un des principes du livre : des gens qui se croisent à un moment ou à un autre (et selon si c’est LE moment ou un autre, il n’arrive pas du tout les mêmes catastrophes, on ne s’échange pas la même phrase ni le même sourire, bref le hasard) et chacun prend la parole – son chapitre – plus ou moins longtemps, revient dans l’histoire, se donne une importance ou pas.
Beaucoup d’entre eux cherchent à rester discrets pour des raisons différentes : la honte, rester peinard, voler un truc, se cacher pour tuer des petites filles ou rôder pour se venger… D’autres existent plus fort par la force des choses : deux flics (et une scène de baise impulsive et quasi vitale qui est un des moments où la vie propose enfin du plaisir) ; un beau personnage de travelo, tapin perdu qui aimerait servir à quelque chose d’autre ; une vieille fausse voyante ancienne pute, du genre qui donne des conseils « Si tu aimes la queue, ma fille, si tu l’aimes, vraiment, alors tu seras toujours un cran au-dessus du lot. » et qui donne une sorte d’amour aussi, un ange-gardien qui fait se dresser tous les sexes de la terre… ; et puis ce père qui cherche celui qui lui a pris sa fille.

En fait, le texte est construit comme si chaque personnage prenait un morceau d’histoire – pas en main, car ils n’ont pas toujours l’air de bien maîtriser leur destin – mais comme s’ils en portaient leur part, assumant ce qu’ils sont. Ils ont quelque chose du « Prologue » d’Antigone de Jean Anouilh quand il décrit les acteurs sur scène, le rôle qu’ils vont jouer et eux-mêmes, que c’est pareil…

Donc, au milieu des autoroutes, il se déroule une intrigue : trois petites filles qui ont disparu, un criminel sous nos yeux, deux flics pour une enquête difficile, et des parents détruits… Ceux-là, pères ou mères, apparaissent comme nous, au début ils nous ressemblent. Et puis, avec ce hasard des rencontres sur les aires d’autoroute, être là au mauvais moment, contrairement à nous, eux ils entrent dans la tragédie.
La tragédie, c’est un endroit dont on ne sort jamais, particulièrement dans les livres écrits par des auteurs comme Joseph Incardona, des auteurs qui insistent. Qui n’ont pas peur d’y aller voir et de nous raconter comment c’est.

L’autre principe d’écriture, ce sont ces phrases qui vont à la ligne, sorte de poésie en vers libre. Évidemment, ça accélère le rythme. Mais ça sert aussi à détacher les phrases les unes des autres, comme si on devait bien les lire, comprendre que chacune a son importance pour former ce grand Tout… Et puis, ça va bien avec le souffle, les respirations, les gémissements, les accélérations de ceux qui tentent de s’enfuir, les colères rentrées, les luttes qu’on mène avec soi et puis avec les autres.
De toute façon, on ne se repose pas du tout dans ce livre.

On peut aussi juste dire c’est un bon polar, parfait pour lire maintenant, à s’acheter pour partir en vacances.
En tout cas, Joseph Incardona, je suis drôlement contente pour vous parce que je sais comme vous aimez raconter des histoires mais aussi l’écriture… et vous pouvez être fier de votre résultat : c’est nickel !


Extrait (qui va avec la citation du personnage de Tia Sorora, la sage…)

(…) Avec le temps et la vieillesse – bientôt 78 ans, et compte tenu de tout ce qu’elle a enduré, un âge drôlement canonique – Sorora se pose souvent la question du pourquoi.
Pourquoi naître.
Pourquoi vivre.
Pourquoi mourir.
Etc.
Bref, la quête du sens.
Elle n’est pas loin de renoncer ua stade du « pourquoi » pour passer à celui du « comment ».
Elle est au seuil du basculement.
Certains ont besoin du plus grand malheur possible pour y arriver, d’autres le comprennent intuitivement ou avec le grand âge.
Tia Sorora est une conjonction des trois.
Une question de temps.
Tia Sorora est une question de temps.
Après avoir sucé environ cinq mille bites, en avoir reçues quasiment le double dans son corps,
vécu dans la clandestinité d’une dizaine de pays,
ayant aussi bien :
bouffé du rat que du béluga,
bu de l’eau de pluie que du Champagne,
dormi dans des cellules que des hôtels de luxe,
ayant vécu jusqu’ici une vie faite du pire comme du meilleur,
alors laissez-moi en tirer au moins quelques conclusions avant de crever, les conclusions sont les suivantes :
Dieu n’existe pas en dehors de nous-mêmes (ce qui n’est pas forcément très clair, convient Sorora, mais tant   mieux pour ceux qui comprennent. En ce sens, elle s’approche du « comment »).
La tragédie est plus fréquente que le bonheur.
L’humanité est aux trois-quarts lâche, veule, égoïste et mesquine.
Mais surtout bête.
La plupart des vies ne servent ou ne mènent à rien.
Mais.
Parfois, on observe une lueur même dans une vie apparemment inutile. Elle est comme un pont pour un autre, lanterne éclairant la nuit pour le Passager Inconnu.
Celui pour lequel la lueur est tout ce qui reste.
Tout ce qui reste dans un monde de ténèbres.
Enfin, et c’est une certitude, un socle :
Aimer la queue, l’aimer vraiment, c’est-à-dire tout avaler et en jouir, savoir en jouir profondément.
S’il y a un secret, il est dans l’envie.
« Avoir envie de » est un bon point de départ.
Ça peut être la queue ou autre chose.
Pour Tia Sorora, c’était la queue.

2
Le Passager Inconnu dont il est question est maintenant dans la chambre d’un B&B. Pierre va donc exaucer ce voeu banal consistant à (…) »

Derrière les panneaux, il y a des hommes, Joseph Incardona, éditions Finitude, avril 2015.

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2 réponses à « « DERRIÈRE LES PANNEAUX, IL YA DES HOMMES » »

  1. Hey dis ! Tu me le prêtes ?

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