Je suis au milieu de la Place Saint-Projet, l’après-midi toute vitesse, 23 décembre, je sors de la poste, et puis cette dame m’arrête, elle a un bonnet violet et des lunettes rouges, elle a sans doute une soixantaine d’années, elle me sourit, elle pose sa main sur la mienne. Je cherche, je cherche, je la connais…
Elle me dit : Je suis la dame des obsèques.
Oui, je m’excuse, oui bien sûr. Je me retiens de lui demander si elle va bien, comme si on ne demandait pas des choses comme ça aux gens des Pompes Funèbres.
Elle, elle me demande.
Cette dame s’occupe du Service des Pompes funèbres catholiques.
C’était à côté de chez moi, et les infirmières de la maison de retraite où vivait ma grand-mère m’avaient conseillé de me renseigner, pour être prêt quand ça se passerait.
Je lui avais demandé si c’était un problème qu’on soit athée, du genre pas croyant du tout, enfin si ma grand-mère était baptisée, et puis mon père et ma tante j’avais vu les photos de leur communion mais sinon rien, pas d’église, pas de prière…
Elle m’avait répondu que ce n’était pas important.
J’avais drôlement pleuré ce jour-là à la maison de retraite, ma grand-mère avec son Alzheimer et ses 99 ans avait tenté une sorte de rapprochement, je n’arrêtais pas de pleurer, je m’étais fait masser juste avant d’aller la voir, je sentais l’huile parfumée, je devais avoir les chakras ouverts au taquet, il faisait une chaleur de canicule, j’avais une robe courte et je glissais dans mes nus-pieds à cause de l’huile et de la chaleur, et à peine arrivée à l’accueil de la maison de retraite, en voyant ma grand-mère minuscule dans son fauteuil, je m’étais mise à pleurer et la fille blonde derrière le comptoir attendait que j’arrête de pleurer, après dans la chambre avec ma grand-mère je pleurais en lui caressant la main, je lui parlais de nos bonheurs et des souvenirs et qu’on avait été tellement heureux tous ensemble et que je l’aimais tellement et je pleurais et elle se laissait câliner alors que l’aide-soignant ne pouvait pas la toucher, elle grognait comme un animal quand il s’approchait et moi non, elle essayait de me faire des bises, je n’avais pas compris tout de suite, elle faisait ce petit bruit avec sa bouche, smack smack, et quand je me suis approchée et que j’ai entendu le bruit dans l’oreille, j’ai entendu son bisou de l’enfance, le petit smack qu’elle faisait quand je partais de chez elle et qu’elle n’arrivait pas à me laisser partir… alors j’ai compris qu’elle essayait de m’embrasser comme autrefois, et j’ai pleuré encore. J’allais partir, et dans la maison de retraite, un vieux monsieur m’a fait un signe de m’approcher, j’étais encore avec mon chagrin, et il m’a dit » Ben toi, tu te promènes encore en petite chemise !« , ça m’a fait rire tout d’un coup, j’ai répondu Et oui mon vieux ! et je suis partie. Et donc, 1h plus tard, j’étais avec cette dame des Pompes funèbres parce que c’était sur mon chemin, l’infirmière venait de le dire qu’il fallait s’en occuper, ma grand-mère pouvait mourir n’importe quand.
J’avais expliqué à cette dame. Comme il ne restait que ses petits-enfants en vie, c’est pour ça que j’étais là, j’étais l’ainée des 3 petits-enfants, la plus près, alors voilà…
C’est arrivé l’hiver d’après. Le 12 février 2016, il y a quelques mois.
Ma petite mamy est morte, et je suis venue voir la dame avec sa carte de visite dans la main.
Il n’y a eu aucun signe religieux, ni messe, ni croix sur le cercueil. Elle n’a jamais cherché à me convaincre. Mais elle m’a donné un amour depuis un endroit à elle, le lieu de sa foi, et c’était très beau, très puissant. Elle ne jugeait pas. Elle nous a guidés pour organiser une cérémonie intime et comme on voulait.
Le moment avant la crémation a été extrêmement doux, très simple.
J’ai lu, assise à côté du cercueil, les quelques personnes présentes autour de nous, j’ai lu deux textes poétiques de Claude Chambard, issus de son livre Cet être devant soi. Je crois qu’elle a été touchée par notre façon païenne d’aimer et de vivre ce moment du départ, sans tabou et délicatement. Je crois qu’elle a été surprise par les textes très beaux qui parlaient d’amour aussi, mais sans aucun langage religieux. Quelque chose nous a unis avec cette dame, quelque chose presque aussi fort que ses croyances à elle et notre athéisme à nous.
Je l’avais remerciée ensuite de ça, de l’accueil et du don.
Elle avait joué son rôle d’organisatrice d’obsèques, mais davantage.
Est-ce qu’elle avait compris qu’avec la mort de ma grand-mère nous enterrions aussi, encore une fois, un grand-père et ma tante et surtout mon père ?
Notre grand vide.
Dans cet instant, avec mes frères, nous avons mis fin à une partie de nous, et puisque c’était encore une fois à nous de les enterrer, mais la dernière, nous avons choisi la tendresse, et chaque geste comme on voulait.
Je peux l’avouer, je garde un souvenir très beau de cette cérémonie.
Et de cette femme pour nous guider.
La voilà devant moi, des mois plus tard, Place Saint-Projet le 23 décembre, sa main posée sur la mienne, et sa voix douce qui me dit : Je suis sûre que votre grand-mère va être près de vous pour ces Fêtes, qu’elle ne vous quitte pas.
Elle part, et je reste là, avec mes yeux mouillés.
Comme si les messagers existaient.
Comme si les enfances ne se terminaient pas.
Comme si les anges-gardiens portaient des bonnets violets.
ici je raconte un autre Noël