Ils osent, j’ose, elle ose ou pas ?

Depuis mon bureau, j’entends les groupes d’anglaises rire, les guides touristiques commenter ici a vécu, les gens qui s’engueulent, les petits filles qui ne veulent pas aller à l’école, ceux qui parlent fort au téléphone, les gling gling des sonnettes de vélo, parfois un grand Blam du vélo qui a glissé, les chauffeurs qui laissent la musique à fond dans les camions le temps de la livraison, le bruit de la machine à café du bar d’en face, le monsieur qui salue le facteur en disant « facteur, facture », j’entends tout, les gens qui passent et les gens en terrasse.
Hier, j’ai entendu ça. Un groupe d’étudiants, malmenés façon bizutage façon commando, et les chefs qui leur ordonnent de chanter, comme des soldats au pas :
Nous, on est en HSE ! Et nous avons de grosses queues !

Immédiatement, cela me semble insupportable : j’ai l’impression de lire un énième tweet
de Trump, de voir l’arme-LBD de la Bac-cowboy pointée sur moi, il y a du Bolsonaro triomphant dans l’air, c’est le retour ou quoi, allez-y gaiement, voyons, montrez votre engin dans les défilés militaires !

D’abord, j’ai cherché HSE. IUT de Bordeaux : Hygiène Sécurité Environnement.
J’appelle la direction. – Bonjour Madame, vos étudiants en HSE sont actuellement dans Bordeaux en journée d’intégration, il semblerait ?
Oui, sûrement, c’est possible.
Je lui dis : Et bien, voilà ce qu’ils chantent dans les rues, et je lui répète la phrase en entier.
Et là, je réalise que je n’ai pas préparé la suite de la conversation.
Et là, je réalise que les seules phrases qui me viennent en tête sont des phrases du genre : C’est un peu gros, il y a des limites
J’essaie de lui faire comprendre que je ne suis pas non plus la coincée de service, mais je ne peux quand même pas lui dire Voyez-vous Madame je n’ai rien contre les grosses…
Qu’est-ce qui m’a pris ?
C’est ce truc que j’ai décidé, qu’il faut dire les choses, arrêter de laisser faire et dire n’importe quoi, que faire chanter ça à des gamins en troupeau dans la rue, c’est une idée du monde qui ne convient plus du tout, qu’on n’en peut plus, qu’on va en mourir.
Je m’en sors :
C’est choquant, non ?
Il y a un blanc.
Elle reste sérieuse (alors que moi, je commence à me faire rire toute seule). Elle est quand même très embêtée, elle va en référer aux responsables pédagogiques. Je ne sais pas si elle osera.

Ça promet, la lutte du vocabulaire.

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Texte 208 ≈ Sortir du vide ≈ journal vrai/faux de Sophie Poirier ≈ lire l’ensemble des textes de Sortir du Vide