Jour des vainqueurs

Ils vont dire qu’ils savaient, qu’ils maîtrisent la situation, qu’ils ont raison de détruire ce que d’autres ont construit, oubliant que ces autres étaient comme eux, ou plutôt qu’ils sont comme eux, qu’ils ne prennent soin de rien sinon d’eux-mêmes.
Ils vont sûrement faire la leçon à la nature, expliquant la bataille à poursuivre, comment, et les millions. Ils vont aussi se sentir puissants parce qu’ils vont rendre à la dune un peu de son paysage.

Les fleurs à protéger – je raconte dans mon livre cette scène où les salariés du Conservatoire du littoral étaient venus entourer par de grands cercles de peinture fluo deux espèces : l’œillet de France et l’asperge couchée. Avant le chantier de dépollution, ne pas les écraser. Ça avait marché dans l’ensemble. Et il y en avait de plus en plus.
Pour la venue du ministre ce matin, les ouvriers ont aménagé et nettoyé un chemin le long du Signal, – il est désormais sans beauté comme on est laid en fin de vie les muscles mous le visage déformé par la douleur et la peur -, et pour ça, ils ont aplati et rempli de sable le sol.
Disparition radicale des fleurs à protéger. Les Yuccas du jardin, arrachés.

Dans les récentes barrières fixées autour du Signal, qu’on ne protège que quand il y a des engins de chantier, il y a un trou. Propre. Depuis le début de cette histoire en 2014, il y a toujours un trou pour entrer. Sinon, on pourrait encore se glisser dessous en creusant un peu le sable.
Je suis passée par là, j’ai récupéré quelques yuccas aux racines arrachées.

Pour finir mon livre – on n’avait pas encore de date de démolition, le dossier financier et juridique était toujours en cours – j’ai hésité, réfléchi. Est-ce que j’attendais ce moment ? Pour écrire une fin comme ce que je suis en train de faire.
Je n’avais pas envie que mon texte dépende de ces décisions.
J’avais envie d’imaginer la fin que je veux.
De faire ma fiction jusqu’au bout.

Aujourd’hui, je suis là, j’écris encore sur lui, il y a encore des tas de choses à raconter, mais la poésie ne va pas aller avec les vainqueurs.
Peut-être aussi que cette fin je l’ai tellement vécue – justement pour écrire la fin du livre – alors je ne sais plus si je suis en vrai ou en faux.
Je reçois des messages de condoléances, tendres, attentionnés, de celles et ceux qui se sont pris au jeu de l’amour avec moi.

Hier soir, dans la nuit tombante, Olivier m’a filmée avec les racines de yuccas dans les mains, longeant le Signal.
Comme une voleuse, encore un peu.
On l’avait pour nous deux, encore un peu.
On était très heureux de ça.

J’ai demandé à l’ouvrier s’il pourrait sauver la souche d’arbre, qui est toujours là au pied du Signal, la sculpture verte qui n’a jamais bougé. Éviter de l’écraser avec les engins, la pousser vers la plage, ce serait bien. Il répond « Je vais en parler à mon chef. »
Je pense au dictionnaire fossilisé par terre devant une entrée, qu’on avait fini par emmener, et qui a été présenté dans un centre d’art contemporain lorsqu’Olivier exposait les 18 rideaux. La délicatesse, les gants blancs du régisseur, qui posait le dictionnaire sur une cimaise accompagnant l’installation vidéo. Notre émotion – peut-être un peu naïve – de l’objet devenu important, à regarder. D’une histoire à protéger.
Parce que c’est peut-être ça qu’il faut faire surtout : protéger les histoires, les souvenirs, quelques traces ou objets ou cendres ou un tee-shirt ou ce qu’on veut, suffisants pour tout contenir, nous rappeler tout le reste de ce qu’on a vécu.
Et ensuite, regarder vers la mer.
La vie continue.

Ce vendredi, ils vont faire une démonstration de démolition : « Pour contenter le ministre ».
Je préfère voler les yuccas du Signal.
Et attendre la dune à la place.