Un soir, un dîner en terrasse en plein centre de Bordeaux, un jeune gars, traveller et dreads, demande des sous, je donne 2 €, parfois on donne, puis cherche la route pour rejoindre l’autoroute vers le Sud, il va jusqu’à Faro au Portugal, ça prendra le temps que ça prendra, mais comment sortir de la ville. On explique, on cherche la route la plus simple, il précise avec le moins de transport en commun possible, on lui souhaite Bon voyage.
Il revient quelques minutes plus tard, avec un grand magazine poussiéreux, qu’il me tend, en cadeau, il l’a trouvé et peut-être que ça pourrait me plaire.
Sur la couverture de ce Figaro littéraire, une photo d’éléphant, et le titre en jaune Romain Gary « Monsieur et cher éléphant… »

Je comprends tout de suite de quoi il s’agit, parce que j’avais lu cette relation entre Romain Gary et les éléphants dans l’essai Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, réflexions sur l’effondrement, de Corinne Morel-Darleux. Je n’ai pas lu le livre de Gary auquel elle fait référence, mais je me souviens de ça, de l’éléphant important dans la vie de l’écrivain.
Le Figaro littéraire date du 4-10 mars 1968. 48 pages de culture pour 2 francs, soit 0,30 €
L’édito – Bloc-notes – est écrit par François Mauriac, il y parle de la gauche, on craint la puissance chinoise communiste. (Il conclue par « Il reste qu’en politique, rien n’est jamais gagné, rien n’est jamais perdu »)
Il y a ensuite un reportage sur la Sibérie, le super-Texas de l’an 2000, avec en illustration une photo prise à Yakousk du laboratoire de l’Institut d’étude de la congélation éternelle qui étudie un phénomène dont dépend la vie de millions d’hommes. Je n’ai pas les connaissances pour commenter ce long article très précis sur la vie des jeunes travailleurs dans le froid de la Sibérie, ni sur l’extraction du gaz naturel, mais on sent dans le récit du journaliste un mélange de mépris et d’inquiétude.
Et puis, la lettre de Gary à l’éléphant, la lettre écolo de Gary qui remercie l’éléphant de l’avoir sauvé alors qu’il était perdu en piteux état en Afrique après un accident d’avion. Ce qui est très beau dans cette scène qu’il raconte, c’est qu’il ne s’agit pas d’un sauvetage volontaire, l’animal ne lui a pas porté secours. Gary remercie l’éléphant de l’avoir sauvé en étant « seulement » éléphant. Par sa présence, lente et solide, par son poids et son rythme.
« C’était l’une de ces heures où un homme a besoin de tant d’énergie, tant de force qu’il lui arrive même de faire appel à Dieu. Je n’ai jamais été capable de lever mon regard aussi haut, je me suis toujours arrêté aux éléphants. »
Et il tire de cette expérience la certitude que ce compagnonnage des animaux et des hommes au sens de vivre ensemble sur cette planète nous engage les uns et les autres au même niveau.
Que si les uns disparaissent, les autres disparaîtront aussi.
Il a quelques ironies dans son texte, et il prévoit qu’on rira sûrement de sa naïveté.
Il considère l’éléphant, « votre force et votre ardente aspiration à une existence sans entrave » lui dit-il, comme rassurant, un espoir de liberté.
Ce texte est troublant à lire 54 ans plus tard.
Touchant, aussi. Car l’écrivain ose se dépeindre sans courage, à se pisser dessus quand l’éléphant se réveille et fait trembler le sol ; ou petit garçon se souvenant de sa mère lui soustrayant l’éléphant en peluche, et il considère que peut-être dans cette rencontre, il s’agit de sa mère qui aura changé d’avis depuis l’au-delà et lui envoie ce signe d’un éléphant sauveur.
Avec simplicité, il propose que nous soyons liés aux espèces animales et que nos survies vont de pair. Dans le Figaro littéraire en mars 1968.

Ensuite, au fil des pages critiques, on trouve l’encart des meilleures ventes de romans où sur les six premiers trois sont écrits par des femmes, le premier des six ayant en plus pour titre Le matrimoine par Hervé Bazin, titre qu’il ne faut pourtant pas entendre comme un encouragement au féminisme (d’après ce qu’en dit Wikipedia aujourd’hui), mais qui s’accorde plutôt bien avec la page 42 « Les arts ménagers sont sur le point de devenir une science ». Ici, on explique dans une pleine page comment la femme sortira bientôt du poids harassant de s’occuper du foyer, du mari, des enfants, de la cuisine, du ménage, etc grâce à la rationalisation et aux robots ménagers. Le partage des tâches n’étant jamais évoqué comme solution à la diminution de la charge mentale et physique que vivent les femmes et que les deux journalistes reconnaissent à chaque ligne comme étant insoutenable. Et finissant par  » La femme de l’avenir fera moins travailler son corps que nos ancêtres paysannes ; mais elle devra réfléchir, prévoir, mesurer… penser : il est décidé que les femmes devront devenir intelligentes. »

C’est étrange de lire ce grand mélange des genres, des peurs, des progrès et des reculs à la fois. On sent comme il fallait du temps pour nous faire changer, encore maintenant il en faut, et puis, est-ce que ça change vraiment ?
Ou est-ce que tout n’est pas comme ce Figaro littéraire en noir et blanc avec des éléphants auxquels on écrit et du gaz naturel à profusion, avec des autrices en tête des ventes et des femmes assignées au foyer, avec une vision de l’avenir qui sous-tend chaque reportage et rien dans les articles qui ne laisse prévoir en mars 1968 qu’arrive le mai fameux…

Et donc, ce jeune homme à qui j’ai acheté sans le savoir 2 € au lieu de 2 francs, qui aurait sans doute en d’autre temps pris pareil la route en stop mais pour le Larzac ou Woodstock, m’a permis de découvrir cette lettre incroyable adressée par un prix Goncourt à un éléphant.

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