Une déambulation américaine

Mais comment l’écrire ?
So complicated : parce que le décor est connu par coeur.

Parce que les gens à décrire, on n’en finirait pas.
Parce que ça fait trop de destins en une seule fois.
Parce que les détails s’empilent les uns sur les autres, le plus haut building à ce moment précis (compétition en cours) en est à 96 étages, parce que ça fait trop de choses à regarder tout le temps, la tête vers le haut, la tête vers les fourmis, les fourmis de toute sorte, avec les couleurs, les formats, les styles, les rythmes, les accents, les botox, les rides, les Hi et les Welcome, les taxis et les coursiers, les bus school et les chiens à promener, les starlettes, les flics tout ronds, les mexicains qui font tourner les portes quand on s’engouffre, le monde entier à toute allure qui traverse Madison avenue… et moi, là, touriste parmi les touristes, plantée sur un trottoir, assise dans un métro, appuyée à la rambarde du ferry qui va à Staten Island pour jeter un oeil à la Liberté , bref, j’en suis, de ceux qui s’écarquillent les yeux et les oreilles, parce que New-york c’est aussi cette bande-son permanente, voitures, sirènes, air conditionné, travaux, hélico, musique, brouhaha, thank yooouuu…
So… par où on commence ?

Alors, j’ai considéré ce qui pouvait être mon début à moi ici.
En Juillet 2001, hébergée chez mon amie Claire (celle-là même chez qui je suis en ce moment). Elle vivait vers Battery Park, autant dire tout près du World Trade Center.
C’était mes premiers pas américains, et les tours sous les yeux depuis la terrasse de son building.
Le choc de New-York pour la première fois, en 2001 – et j’ai écrit dans La libraire a aimé, mon premier roman, à partir de choses qui s’y sont passées, comme la rencontre/non-rencontre avec Paul Auster -. Et puis la joie de juillet s’était rapidement dissoute avec l’autre choc. Le 11 septembre 2001, je suis dans la rue quand j’apprends, c’est mon autre globe-trotteuse de copine Laure qui me téléphone pour me dire, et à partir de là, les heures devant la télévision.

2016. Ground zero. Venir jusque-là, jeter un oeil, repartir vite. J’avais prévu ça comme ça. Je n’avais aucune idée de comment ils avaient aménagé, je croyais qu’il s’agissait d’un espace vide, plat, et noir. Une sorte de place funéraire.
Le memorial se constitue des deux mêmes sculptures. Je ne sais pas comment appeler ce monument… En fait, il s’agit plutôt de fontaines, en l’occurrence des cascades.
Je me suis approchée du rebord noir, sur lequel sont inscrits les noms des victimes. Il y avait ce bruit des chutes d’eau, des rideaux puissants et l’eau brille, on dirait presque des murs lumineux, toute l’eau tombe dans un bassin avec au centre un trou de forme carré, toute l’eau s’y déverse, on ne voit pas le fond, l’eau va dans les entrailles, tout est de couleur noir, du granit, comme une pierre tombale, c’est un monument funéraire d’une taille exceptionnelle.
On dirait la porte des enfers, à cause du bruit, à cause de ce fond invisible, à cause de l’énergie qui aspire. Spectaculaire.
Le bassin 1 à la place de la tour 1. Plus loin, le deuxième, identique, spectaculaire deux fois, profondeur inouï, je n’avais jamais vu une sculpture pareille. Au-delà de ce qu’elles évoquent, des oeuvres incroyables.
Alors, moi aussi, j’ai dit  : Oh…my… god…
Et je suis restée là, avec tous les chocs mélangés, et mon regard allait de ce trou à la première tour reconstruite, le New World Trade Center…
On aurait imaginé un lieu de silence, de recueillement. Une immobilité. Eux, ils ont fait le choix inverse, celui d’une force, du fracas, et cette eau qui s’engouffre, ces millions de gouttes – parce que le rideau donne cette impression que chaque goutte se détache, comme une minuscule ampoule – qui disparaissent dans un néant…
Exactement à l’image de l’événement lui-même.

Memorial

Ainsi, j’étais à côté du musée tout récent, qui va avec le memorial.
J’ai hésité. J’avais même un peu honte d’entrer là. Pour voir quoi ? je me disais. Je la connais l’histoire, les images, tout ça, en boucle, les derniers messages de ceux qui sont morts, les visages hébétés de ceux qui sortent de la poussière, les affiches pour retrouver les disparus, tout, on a tout vu, je ne sais pas si c’est une bonne idée d’y aller, et puis j’ai pensé, c’est mon histoire aussi, c’est le début du XXIème siècle, c’est le début de Charlie Hebdo, c’est le début du Bataclan, c’est le début du monde qui s’écroule.
Les deux tours qui s’effondrent, c’est nous quand on meurt.
Je ne savais pas trop ce que j’allais y faire.
Acheter un souvenir ? Parce qu’ils font ça aussi, les boutiques pleines, mugs, foulards, porte-clés, livres, tee-shirts, merchandising utile au financement des lieux, aux associations, soit, n’ayons peur de rien, assumons, assumons.
Il y avait des groupes avec leur tee-shirt de la même couleur, des familles, des couples, des classes d’adolescents. Moi, j’étais toute seule, je crois que sinon je n’y serai pas allée.

Bon, vraiment, leur musée qui s’enfonce dans les fondations des tours, c’est quelque chose…
J’étais curieuse de ça aussi, voir comment ils avaient mis en scène ce qui a eu lieu : comment avaient-ils raconté l’histoire ?
L’ensemble est très beau, l’espace immense là encore, forcément.
La scénographie s’organise autour des morceaux restants de la structure des tours, ce qu’il en reste, acier plié, arraché, tordu.
Morceaux conservés comme des reliques sculpturales imposantes.
Une sorte d’art incréable par un artiste humain.
De la même façon, sont exposés un morceau de l’antenne, un camion de pompier dont l’arrière est déchirée comme un bouquet de tiges métalliques, une partie du moteur d’un ascenseur (imaginez la taille). Il y a aussi la partie métallique de la façade qui correspond au trou dans la tour, fait par l’avion. L’impact a dessiné cette forme unique. Des ruines devenues des objets remarquables, comme si un Duchamp géant et fou avait exposé.

On s’enfonce dans les entrailles.
Dans une vitrine, un vestige d’escalier.
Il est noté, avec image à l’appui, que celui-là a été emprunté.
Par les survivants.

Une pièce est réservée aux victimes. Une frise de visages. Un peu comme Boltanski et son Couloir des Suisses morts. Au centre, une salle de projection. Un diaporama diffuse quelques secondes de biographie de chacun. Des gens sont assis là, ils restent pour regarder cette présentation post-mortem.
Je pense qu’il y a peut-être là des gens qui connaissaient des gens qui…

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La tension monte dans le musée.
Malgré la foule, le lieu public le plus calme dans lequel je suis entrée.
Ensuite, un autre endroit retrace le récit chronologique : de quelques minutes avant,  jusqu’à l’ennemi identifié et le message de Ben Laden diffusé. J’ai trouvé ce point-là plus gênant, donner cette visibilité au terroriste. J’ai eu l’impression que la fin du parcours devait servir à exalter la condamnation, peut-être justifier la guerre.
Mais je ne suis pas américaine, je ne peux pas juger de ça.
Un espace rassemble les questions simples qu’on peut se poser et aussi des réponses à toutes les théories complotistes, le détail de l’enquête, des identifications.
La dramaturgie de l’événement est si puissante qu’il n’y a pas grand chose à faire pour le rendre à nouveau absolument palpable.

Dans un coin, discrètement, avec pudeur, sont diffusées les images des corps qui tombent, de ceux qui se sont jetés par la fenêtre. Quelques phrases accompagnent cette projection pâle, quasi fantomatique : celle qui raconte la femme qui a ajusté sa jupe avant de sauter, un commentaire de respect sur ce choix que certains ont fait…
Là, je vois les premières larmes.

On quitte le ventre du musée par un grand escalator.
Le chemin pour remonter s’accompagne de chants, ceux chantés pendant la toute première cérémonie post 11-9.
Maintenant, les gens autour de moi, il se trouve que ce sont des hommes, reniflent, sèchent leurs yeux.

Je remonte au grand jour.
Je viens de voir l’un des cimetières les plus étranges du monde.

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« Rien ne vous effacera jamais de la mémoire du temps. »