Je marche avec eux. Je n’ai pas de gilet. J’en avais un, je le mettais la nuit sur mon vélo, ça faisait marrer un peu, moi qui suis attentive à mon style, mais on m’a volé mon gilet jaune dans la sacoche il y a quelques mois.
Je marche avec eux, pas chaque samedi, mais j’ai dû suivre la moitié des actes. En théâtre, 11 actes c’est beaucoup. Je ne sais pas si ça existe une pièce qui dure si longtemps.
Je marche avec eux, de la même façon que j’allais sur la Place de la République lors des Nuits debout, parce que rien ne me plaît autant que d’assister aux tentatives d’existence, de ré-existence des femmes et des hommes qui n’ont pas l’habitude, ni les mots, ni la force, ou le courage, pour se redresser. J’aime ce mouvement de galoche vers le haut, quand le regard baissé devient un regard de face. Rien que pour ça, pour être dans ça, je marche aussi le samedi.
Je vais avec le groupe des percussionnistes, façon batucada, qui samedi après samedi joue tout le long du défilé. Je reste près d’eux parce qu’avec eux il y a une joie et j’aime qu’ils nous fassent danser. De temps en temps, la musique est coupée par quelques unanimes Macron démission. Parfois, c’est un Macron enculé qui jaillit, faisant le plus grand plaisir à celui qui l’éructe et la dame âgée à côté de moi – elle dit encore pension pour retraite – elle tortille de la tête : C’est pas bien de parler comme ça…
On marche beaucoup donc, on sautille au rythme de la musique, on applaudit, cette partie-là de l’histoire est joyeuse. Il me semble qu’Edgar Morin avait souligné l’importance de la joie et de la poésie en même temps que réfléchir et résister. Alors, appuyée par le philosophe, je reste avec cette fanfare sans trompette. Un samedi, nous sommes passés sous le tunnel qui mène à Mériadeck, et la musique résonnait, tout le monde était fou, dansait, criait, sautait, une sorte de grande montée heureuse et collective. À la sortie du tunnel, avec tous ces gilets jaunes partout, en grappe, on se surprend à des exaltations un peu stupides…
Il n’y a pas de tracé prédéfini à la manifestation, elle n’est pas autorisée. Et sans guide et sans trajet prévu à l’avance, nous faisons des détours, sortons de temps en temps des grands artères, déboulant dans des petites rues, oubliant les traditions de la manifestation bordelaise, passons même deux fois au même endroit ! Pour un syndicaliste aguerri, ça doit être à la fois insoutenable et excitant. Souvent, c’est l’impression d’un grand bordel.
Chaque samedi, je les aime un peu plus.
C’est un morceau de peuple. Pas LE peuple tout entier, ce qui n’existe sans doute pas, un peuple ne l’est jamais tout entier.
Tout est beaucoup dit déjà, et je vous encourage à lire des écrits intelligents qui rendent aux Gilets jaunes la puissance de leur petit geste de relève, la galoche en avant, ce Regarde-nous que j’entends dans les rangs désordonnés, chacun avec sa pancarte ou son message écrit dans le dos. Je lis beaucoup de textes sur le mouvement, mais d’y être, être au milieu, ça m’importe.
Sans gilet. Parce que j’ai l’impression que moi, depuis ma vie et ma place, même si financièrement je gagne moins que certains qui sont là, j’ai le sentiment que j’avais déjà la tête relevée, que j’ai une vie dans laquelle je subis moins, que ce gilet jaune je ne le mérite pas d’une certaine façon. Mais d’être au milieu, d’accompagner la relève générale, le grand remontage de mentons : Tous ensemble ! Tous ensemble !
Le fleuve s’engouffre dans l’immense rue piétonne. Tout au long du trajet, des odeurs de peinture, parfois aussi un peu d’herbe. Ça tague partout. Des vitrines ou des murs. La belle pierre blonde des façades bordelaises n’impose aucun respect. En regard de ce qui est en jeu, au fond de soi, comment faire entendre qu’il serait plus raisonnable de ne pas faire de dégâts ?
Ceux qui taguent vont vite, ils ont l’esprit à propos, c’est souvent drôle. On s’en fout des soldes ! Un magasin qui s’appelle Il était une fois a comme suite sur sa vitrine la fin du monde en rouge.
Des petits feux commencent dans des poubelles de rue, la plupart du temps un Gilet jaune l’éteint. Apple a caché ses trois logos et remplacé ses vitres par de grandes planches de bois. Voilà le tag : Rends l’argent.
Pendant qu’on défile, avec le sentiment de fierté d’être ceux qui sont au combat plutôt que ceux qui consomment (mais le combat c’est aussi pour pouvoir consommer plus, ne soyons pas dupes, mais comment faire la morale à ceux qui n’ont pas le choix, ceux qui de toute façon ne consomment pas beaucoup ou pas du tout ?), on défile donc et derrière les magasins aux grilles fermées, les gens nous regardent passer : vaches et train dans le même bateau absurde…
Poutou est là, avec le tee-shirt Ford. La musique bat son plein. La fille devant moi danse depuis le début, son drapeau 1% dressé à bout de bras, Réveillez-vous ! elle crie.
Les messages écrits sont souvent malins, d’autres ont des fautes d’orthographe, certains sont mystérieux. Voir totalement onirique. Un, par exemple, très incompréhensible, précise s’être inspiré de la révélation d’Arès…
Samedi dernier, le prêtre de l’église intégriste était là avec un gilet jaune, et avec ses amis facho, ils ont été éjectés de la manif.
J’ai vu aussi hier des vieux qui engueulaient des jeunes lanceurs de pavés, eux si enragés contre les flics, comme des bêtes furieuses. Et derrière les barricades dressées, tous ces hommes qui se tiennent casqués, bouclier et armure, ils ont l’air de protéger quelque chose… Je n’arrive toujours pas à savoir quoi. La mairie ? Vraiment ?
C’est comme s’ils signifiaient physiquement une limite, notre limite, vous n’irez pas, n’irez pas, alors chaque samedi à 17h, nous venons là, devant la limite, devant le mur, signifier Ah ça ira, ça ira au moins jusque-là.
Notre tentative de percer le mur est comme une mascarade. C’est à ce moment-là qu’on joue aux cow-boys et aux indiens. Les armements et les protections des CRS sont toujours plus efficaces.
Quand la nuit tombe, c’est effrayant. Avec un peu d’adrénaline. On se met à courir parce que le gaz lacrymogène se répand et que les CRS chargent. Certains gilets jaunes disent un peu bêtement qu’on n’a rien fait. Si, on est là, devant ce mur, on empêche une autre vie de se dérouler, une vie dont d’autres gens ont besoin, on reste là parce qu’on ne peut pas rentrer chez nous tout de suite, pas comme ça, on a tellement marché qu’on a de la dopamine plein le cerveau, une euphorie collective, celle d’occuper l’espace public, de faire les grains de sable, on ne sait pas bien de quoi, les grains de sable…, on fait ça le samedi, une révolution de grains de sable, avec une vague.
Hier, j’ai voulu sortir du cortège, et je me suis retrouvée nez à nez avec les brigades mobiles et les CRS qui pointent les flash-ball comme une guerre, j’ai fait demi-tour, sans courir, j’ai rattrapé le cortège, pris plus tard un autre chemin. Quelques minutes après, en sortant du supermarché, il y avait tout le bataillon de CRS dans mon dos, ils avançaient vite à la recherche des Gilets jaunes du soir. J’ai prévenu ceux qui continuaient à marcher, qu’ils arrivaient par ce chemin, j’ai eu peur pour eux. Et l’hélicoptère tournait au-dessus de la ville…
Quand j’ai commencé à dire, il y a quelques samedis, peut-être qu’il faudrait faire une pause sinon ça va mal finir, mon fils m’a dit : « Vous, les gens de cinquante ans, vous avez peur de la révolution… Vous la voulez mais quand ça arrive, vous avez la trouille… » J’ai pensé qu’il n’avait pas tort.
Je n’y peux rien, je suis attirée comme un aimant, par ces gens qui réclament de la justice sociale. (c’est quand même le message principal)
Je sens une distance entre beaucoup de gens autour de moi et les Gilets jaunes. On sait tous que ce qui est réclamé, cette justice sociale, – et son injustice une réalité -, est une vraie belle et fondamentale réclamation. Alors je ne comprends pas d’où vient la distance ? Parfois, c’est même un mépris… Ce petit mépris que l’on déplace des uns envers les autres, des fonctionnaires envers les battants des start-up, des intermittents aux salariés du privé, des pauvres aux migrants, des patrons aux salariés, des gens éduqués aux beaufs, des raisonnables aux anarchistes, des habitants des quartiers aux habitants des métropoles, des libérés aux coincés, des BFMTV aux lecteurs de Libé, de ceux qui luttent depuis 50 ans à ceux qui découvrent la rue, des bobos aux ouvriers, des écolos aux touristes, etc et vice-versa, ça se déplace…
Et à se regarder avec ces distances, on est le snob de l’autre. Avec ou sans maillot jaune.
Et ce qui arrive, ce que j’entends venir, sera la division, toujours plus.
PS : Avec toute mon amitié à celles et ceux qui marchent pour le climat…
Parce que, ce qui est fou, c’est que ce président a lancé la mode !
Désormais : everything is marche.











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