Récit Moncoeur – épisode 11 – avec dedans : une panne d’essence dans un tunnel, des palmiers dans un hôpital, et je me demande combien de temps je vais avoir cent ans ? –
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Chapitre 11 /
10-11 mai 2012 – Service réanimation
Je suis restée là jusqu’au lendemain, je ne me souviens pas vraiment. Je sais que le jeudi en fin d’après-midi, on a dit « à mes proches » que ça allait.
J’avais soif, je réclamais, je n’avais le droit de boire que toutes les heures et demie, je suppliais… L’eau froide dans la bouche est délicieuse.
Je dors et j’ouvre les yeux toutes les quinze minutes, pile. C’est ce qu’il me semble, mais sans doute qu’il s’agit de ma première hallucination. Elle n’est pas anodine : ce rapport au temps – les minutes que l’on compte et qu’on voit passer – principal caractéristique du temps malade, du temps convalescent, du temps hôpital.
J’entends la voix d’Alex dans un téléphone que l’infirmière tient contre mon oreille, j’entends mon fils aussi. Il paraît que j’ai parlé.
On dirait que c’est une nuit qui dure deux jours. Mais c’est peut-être le cas.
Je me souviens de ça, qu’il est 2h15. Puis 2h30. Puis 2h45. Puis 3h. Etc. J’ai soif, je demande encore de l’eau, ça fait bientôt une heure et demie, j’ai le droit. Elle me donne à boire. Elle m’aide. Trois gorgées. J’en veux encore. Juste boire de l’eau.
J’ai appuyé plusieurs fois sur la pompe à morphine, mais à cause de ce temps qui se découpe bizarrement, je décide d’arrêter.
J’ai des fils accrochés partout, je suis reliée à des machines qui font des bruits réguliers, j’ai un truc dans le nez pour respirer, des drains cousus sur le ventre, je fais pipi dans un tuyau. Pourtant, ça ne me paraît pas terrifiant. Pas encore.
L’infirmière est blonde, elle sent bon.
Et j’ai tout le temps soif.
Samedi. Revenue dans la chambre 503.
Je ne me rappelle pas entre jeudi et samedi, à part ce que j’ai écrit.
Sauf : j’ai eu une discussion avec un kinésithérapeute mystérieux qui se tenait au pied de mon lit. Sans doute qu’il n’existe pas, il n’y a pas de kiné à cet étage, c’est impossible qu’il m’est fixé une séance de mouvements d’épaule, ici, à ce moment précis.
Je réalise peu à peu que mon corps a été vidé de son énergie. Il ne s’agit pas de faiblesse, ni de fatigue, juste rien, à zéro, de la vie certes mais aucune force, la pile à plat, les muscles mous. Je suis devenue exactement comme un moteur sans essence.
Je me demande combien de mois il va me falloir pour m’en remettre.
« Une éternité… »
La peur s’immisce maintenant, c’est là qu’elle arrive, dans les heures qu’on appelle post-opératoires.
Moi, souvenez-vous, je suis arrivée ici relativement en bonne santé, je veux dire en apparence, mon corps ça allait, pas de douleur, pas d’essoufflement, rien de rien, je ne suis pas cardiaque, je n’avais pas mal, si on n’avait pas été me faire avaler des caméras on n’aurait jamais rien su (et je serai peut-être morte de ça, ignorante) et donc, voilà, j’ai accepté leur verdict sans broncher, d’ailleurs on ne m’a pas demandé mon avis, j’ai pris sagement mes quartiers de printemps à Haut-Lévèque, je ne souffrais de rien, j’ai suivi le mouvement de cette opération, t’as qu’à croire, voilà, j’ai fait ça, j’ai cru, je les ai crus, mais d’une certaine façon j’allais bien, je ne savais pas que j’avais cette chose à enlever, j’allais bien, j’allais pas si mal en tout cas, jusqu’à ce que je sois vraiment réveillée dans la chambre 503.
C’est le début d’un tunnel.
Comme ça jusqu’au mardi.
C’est pas trop long cinq jours sur le temps d’une vie qui va durer longtemps, c’est même rien du tout, mais quand on est dans ce genre de tunnel, le présent s’enlise sur vous. Une glu.
« Saaammy, disait Scoubidou dans le dessin animé, on a les pieds dans la guiiiimauve… »
Et le personnage patinait, il faisait du sur-place.
Nous étions petits, mon frère l’imitait, et cette phrase nous faisait hurler de rire.
C’est une guimauve comme ça, dans laquelle on patauge.
Avec cette poisse, on découvre que la volonté c’est bien joli, mais un concept philosophique, ça ne sert pas à grand chose dans les tunnels. De même, la force de caractère, les tralala de ce qui ne nous tue pas nous rend tralalala, tout ça, là, dans le tunnel, tu comprends que ça ne se passe pas du tout comme on te raconte, qu’il va y avoir ton corps, juste ton corps, qui va faire ce qu’il peut pour supporter jusqu’à ce que peut-être ça aille un peu mieux. Ainsi de suite, un peu mieux, encore un peu, tu espères, ainsi de suite.
Moi, ça fera cette progression réussie, ça ira assez vite.
Mais, il y a des tunnels souvent plus longs et désespérants parfois et la sortie n’arrive pas et le dessin animé se transforme en cauchemar et la guimauve en sable mouvant… ainsi de suite… je pense à ceux qui y sont coincés.
Je me souviens de mon père qui nous a dit cette dernière phrase à l’hôpital (il est mort dans le bâtiment de l’autre côté du mien), il avait chuchoté, complice, pour qu’on rit, au moins qu’on lui sourit : « Là, je crois qu’on est dans la merde…». J’avais aimé ce on ultime : il savait qu’il ne sortirait plus jamais vivant du tunnel.
C’est la même métaphore, tout d’un coup, on sait, on le ressent, on ne sent plus que ça, on est bloqué dans un endroit qu’on voudrait fuir, c’est une situation indépendante de notre volonté : on est dedans quelque chose qui ne va plus.
Dans mon tunnel, je vais comprendre l’essentiel.
Tout le corps vit parce qu’il y a le cœur.
Tout ce qu’on est ne peut être que, parce que ce muscle, gros et rouge, bouge.
Point de départ. Le début de soi, c’est ce battement, qui fait un bruit pourtant, mais qu’on n’entend pas la plupart du temps. Il bouge d’un rythme qu’il faut doser, ni trop rapide, ni trop lent, le mieux étant la régularité, le mieux étant des accélérations maîtrisées, le mieux étant des palpitations pour de joyeuses raisons.
Le mieux étant que votre cœur cogne en silence pendant que vous êtes occupé à vivre.
Moi, à partir du 10 mai 2012, je fais partie de ceux qui écoutent attentivement leur cœur. C’est une vraie source d’inquiétudes au début, ça reste après, un réflexe.
J’ai ce geste de vérification : mes doigts sur la veine dans le cou, j’écoute avec les doigts. Pendant les premiers mois, je vais jusqu’à compter. Quelquefois je me tiens comme ça, la main qui a l’air de caresser le cou, comme un petit massage qu’on se fait, en vrai j’écoute, j’enfonce les doigts pour bien sentir le roulement dans la veine, le flux.
Donc après cet épisode OFF, la pile remise sur On.
Ok, mais ça prend un temps fou pour que tout se réactive. Pas du tout sur les chapeaux de roue. Plus rien dans le corps ne va à la bonne vitesse.
Par exemple, le ventre durcit, rien n’en sort plus, pas assez de force, vos intestins patientent et gonflent. Votre bouche est comme pleine de farine, le verre lourd à porter, les gorgées du bout des lèvres, avaler même ce minuscule médicament un calvaire.
Signal positif : avoir des gaz. « C’est bien, c’est encourageant, c’est bon signe ! » s’exalte l’infirmière.
Donc je pète. Allongée dans mon lit. Devant l’homme que j’aime. Je murmure un vague j’ai pas le choix, il est là devant moi, et il a l’air aussi enjoué que l’infirmière de ce bon signe, ça ne désole que moi cette situation, il m’aime toujours, je le vois dans ces yeux, dans sa patience infinie, dans sa présence des heures entières, alors que je pète, alors que je suis laide, alors que mes cheveux couleur bétadine, alors que je parle à peine, inaudible, alors que j’ai l’air d’avoir cent ans ! J’ai quand même de la chance.
Je vis en position unique. Je ne marche pas, je ne m’assois pas. Couchée sur le dos : l’apparence du cadavre.
Les nuits seront longues : angoisses, sueurs, on réclame pour uriner, toutes les deux heures environ, ou pour rien, on appelle, on veut de l’aide, on est immobile, je suis un bloc-corps.
J’ai lâché prise.
L’autorité du corps. On obéit.
Il faut mettre la pudeur de côté, loin de cet endroit, sinon c’est pire. Je m’abandonne à l’infirmière, je m’abandonne à l’aide-soignante. Qui me lave, qui glisse le bassin sous mes fesses, et qui vous laisse un peu trop longtemps avec ce bassin rempli d’urine sous vos fesses, qui vous rassure comme un bébé.
À certaines heures, je les reniflais avec avidité. Les infirmières, au début de leur journée de travail, entrent dans votre chambre avec cette odeur unique : le dehors et le frais à la fois. Il faudrait créer ce parfum.
Une fois, l’infirmière s’avance vers moi, elle dit qu’elle vient pour m’enlever la perfusion cousue dans le cou, oui, elle dit cette phrase : que j’ai une perfusion cousue dans le cou !
Je ne m’étonne plus vraiment, j’ai beaucoup de fils qui partent de moi jusqu’à des machines qui clignotent ou des poches suspendues, elle a déjà enlevé les drains au-dessous de la poitrine, mais quand même… Donc, vous dites que j’ai une perfusion cousue dans le cou, carrément cousue, avec des points, alors c’est ça qu’il y avait sous ce petit sparadrap, c’est dingue hein quand même tout ce qu’on fait de nos jours…
Oui, bien sûr, enlevez-la, décousez, décousez, je vous en prie…
Faites avec moi comme chez vous, n’est-ce pas ?
Et puis, j’ai des hallucinations visuelles. Je regarde beaucoup les ombres que font les palmiers sur le mur. Les stores sont baissés mais je vois la jungle dehors.
J’aime ce dessin des feuilles de palmiers, elles bougent délicatement à cause du vent.
Ma chambre me semble très grande, je pense être au rez de chaussée, j’ai noté pour décrire ma chambre 503 ces jours-là : « mon bateau dans la forêt ». Les feuillages découpés qui se reflètent toute la nuit sur les murs font un motif qui m’apaisent et que je fixe.
Au cinquième étage de l’hôpital Haut-Lévèque, à Pessac, il n’y a pas de jungle. Et la première forêt – des pins – est à plusieurs kilomètres de là.
Suivront les hallucinations auditives.
Et puis, qui me serre, que j’aperçois, que j’effleure…
Ce grand pansement en plein milieu de ma poitrine.
à suivre… épisode 12