Le Récit Moncoeur est publié sur ce blog à raison d’un épisode chaque jeudi. Récit (auto)centré autour de mon opération à coeur ouvert, et écrit/adapté aujourd’hui à partir du journal que j’ai tenu pendant cette période du printemps 2012. Lire la version en continue & pdf.
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Ou ici-même, en-dessous, lire les chapitres au fur et à mesure. (1 à 15)
MONCOEUR / Récit
prologue : Je n’ai jamais vraiment sû quoi faire de ça. Ni de l’expérience, ni des textes que j’ai écrit pendant ou après, ni même encore aujourd’hui…
Il paraît que ça vous transforme. Au début, j’ai lutté contre cette idée pensant que c’était insupportable de devoir quelque chose à un tel événement (pareil qu’on décrète qu’il y a toujours du positif dans le négatif : je n’ai jamais trop su quoi faire de cette perspective des apprentissages de nos souffrances…).
Mais c’est vrai, ça vous modifie un peu aux entournures.
L’envie de le partager se discute. Ça fait un moment que je m’empêche. Un témoignage ? J’ai répondu bof, la mine prétentieuse, sous-genre littéraire, impropre à l’édition. Pourtant, quand on m’a annoncé mon sort, j’ai commencé par ça, aller dans les rayons des librairies pour chercher le livre « Moi, opérée à cœur ouvert ». Mais je n’ai pas trouvé.
Je vais donc faire mon monologue. Ici, je peux, c’est fait pour ça. Ceux qui n’aiment pas les histoires vraies, encore moins celles des hôpitaux, évidemment ceux-là peuvent aller lire ailleurs.
Je vais essayer chaque jeudi d’ajouter un épisode. Pourquoi pas ?
Je n’ai pas encore trouvé le titre. Dans mon ordinateur, c’est le dossier moncoeur.
Chapitre 1 C’EST QUOI : MONCŒUR ?
avec : aorte, coeur de boeuf, Lunel, éditeur, devenir quelqu’un d’autre ?
J’ai désormais une grande balafre au milieu des nichons, et ça compte, croyez-moi.
Je peux dire cette phrase spectaculaire (et rassurante puisque je suis vivante) : « On m’a opérée à cœur ouvert. »
C’est une phrase qui en jette.
Parfois, j’avoue, j’aime bien la balancer, un peu bravache, une sorte de revanchade sur les gens lisses, ou pour mettre de l’action dans une conversation policée ; ça sert aussi à faire des confidences et parler de la peur de mourir avec des personnes que je connais depuis 10 minutes à peine…
Faut bien que ça serve à quelque chose de se faire charcuter pile au centre de son existence, non ?
Les histoires du corps ne préviennent pas. Dans la vie, tentés que nous sommes de prévoir l’avenir, on voudrait des choses, on essaie, on s’organise en vue de.
Là, simple, il n’y a rien à faire du tout, ça arrive : ça se détraque.
C’est l’effet d’une bascule, plus ou moins douce, plus ou moins lente, vers un engrenage : quelque chose qui entraîne dans une pente et vous coince d’un côté d’une barrière jusqu’ici regardée de loin, depuis la distance confortable de la bonne santé.
Au quotidien, on oublie qu’il y a déjà eu des tragédies, qu’elles peuvent se répéter, que la fortune peut devenir mauvaise en un rien de seconde. On oublie parce que la vie est large en possibles. Tellement large.
Il nous arrive même de rester prisonnier dans mille situations. Et d’en sortir, on n’a pas le temps, pas la force, pas le courage, pas l’idée, pas l’argent. Pourtant, on n’est jamais aussi libre que quand le corps va bien : on oublie ça aussi.
À cette époque – l’action commence au mois de mars 2012 –, j’avais envoyé un manuscrit à des éditeurs (le mien avait pris sa retraite) (comme si les éditeurs prenaient leur retraite), et les réponses arrivaient les unes après les autres, refus classique, lettre type, gna gna gna.
Chaque courrier, comme si je me vidais de mon sang.
Métaphore.
Dans ce manuscrit refusé (PK50 ou Le mensonge, écrit entre 2010 et début 2012), page 31 de mon fichier A4, je parle d’un cœur ouvert. Le personnage (Ingrid) se rappelle d’une leçon de biologie appliquée, comme on faisait en 1979 dans les écoles primaires : un cœur de bœuf posé sur chaque bureau, il fallait observer. Inspiré d’un vrai souvenir, j’ai écrit ce passage fin 2011, quelque chose que j’ai rajouté après que l’ensemble du texte soit terminé. Je me souviens très bien du moment où j’ai écrit ces lignes, j’étais contente de moi, ça avait surgi d’on ne sait où, le territoire mystérieux, et ça m’avait plu, je trouvais parfait la trouvaille, cette scène allait très bien avec le personnage, avec la situation (trois personnes passaient ensemble la nuit, hébergées en urgence dans une école à Lunel à cause de trains arrêtés, une vague d’attentats dans toute la France) (en 2011, je croyais avoir écrit un roman d’anticipation…).
Donc il y a ce passage dans lequel je décris précisément le doigt qui s’enfonce dans l’aorte.
En avril-mai 2012, quand j’habitais dans le service de cardiologie, je pensais à ça tout le temps, à mon doigt que j’avais glissé, sur les conseils de l’instituteur, à l’intérieur de l’aorte du cœur de bœuf.
Et quand les médecins – le clan au bout du lit – me disaient « valve aortique », je pensais à deux choses : à « chaotique » et au coeur de boeuf posé sur le bureau en classe de CM2, école primaire La Clairière, le gros coeur avec mon doigt enfilé dedans.
Chapitre 2 J’IGNORE : MON COEUR
avec : pain de mie, bar chez Fred, une clope, être immortel ?
Revenons au mois de mars 2012.
J’écrivais quotidiennement des choses dans un petit carnet.
Par exemple : « Il y a quelque chose qui cloche » à cause de cette apnée que me faisaient les refus des éditeurs.
Par exemple : « J’ai l’impression d’exister de moins en moins »
Dire que je pensais être en train de traverser une épreuve…
Plus loin dans le carnet : « Je suis assise en terrasse chez Fred, au soleil, je sens un peu de chaleur sur mon visage. Pourtant j’ai envie de me cacher. Avec la tentation de tout réécrire. Je n’aurais pas dû envoyer le manuscrit.
Je pense à mon père, le manque de lui devient plus précis.
Cette chaleur est délicieuse, c’est celle qu’on vole à l’hiver.
Le jeune homme installé à la table à côté de moi dit à son copain : « Je suis tellement peaceful, mec… » Eux aussi, ils sont au soleil. Ils boivent des bières en plein après-midi.
Peaceful yeah. »
Ainsi de suite, le mois de mars se termine, on s’approche du 27, la date à laquelle ÇA commence officiellement.
Il devait faire doux ce matin-là : je me souviens exactement comment j’étais habillée et je n’avais pas de manteau. À cause de ce qui m’arrivait dans la tête et dans la parole, je suis venue au service des urgences de l’hôpital Saint-André. Vers 12h15, avant d’y entrer, j’ai fumé une cigarette que j’aurais dû apprécier davantage vu que c’était la dernière avant (pour l’instant) toujours.
Le paquet de ce jour-là – à moitié plein – est resté longtemps dans mon sac, ensuite dans une boîte sur une étagère, et j’ai fini par les donner à Alex pour qu’il les fume. « Le tabac est sec », il m’a dit.
Les phénomènes qui m’ont pertubée toute la matinée sont tellement étranges qu’effectivement, je viens aux urgences mais pourtant, je ne me doute pas de tout ce qui m’attend ; je ne me doute pas qu’un lexique tout entier va me devenir familier ; le 27 mars à 12h15, malgré l’étrangeté de cette matinée, je suis encore du bon côté : j’ignore.
Dans le carnet encore, deux jours avant : « Ce matin, au réveil, fulgurance, une sorte de prise de conscience ultra-précise : tout passe, donc, nous avons eu raison hier soir de prendre la vie ainsi. Il faut vivre ces légèretés, l’imbécilité de nos rires de morpions, danser en faisant des minaudages, eux que j’envie à rouler des pelles à quelques garçons charmants. Nous avons raison de ces fantaisies, car tout part. »
Plus loin : « D’où vient cette certitude que faire les sales gosses, c’est pour reculer le pire ? »
J’écris ces impressions le 25 mars.
Cette soirée, dont je parle dans le carnet, je m’en rappelle précisément à cause de cette décision pour rire : « ce soir, on fait comme si on était immortel ! » Pour nous, être immortel, signifie qu’on va danser et que ça nous rappellera un âge que nous n’avons plus et pourtant c’est un peu l’avoir encore ; pour une belle soirée d’immortels, il faut des gens très amis avec soi et les sourires qui se passent de l’un à l’autre, la folie simple, une tête qui tourne, l’insouciance qui se repointe là sans qu’on n’ait rien demandé.
Le 26 mars, la veille des urgences, assises chez Fred (habitude), Ch. et moi, à l’heure du soir, les débuts du printemps, terrasse pleine, temps tellement doux, phrase (deviendra culte) de Ch. : « Il fait beau, mais ça se complique.» J’ajoute : « Oui, mais heureusement, on s’en sort toujours à la fin. » Dialogue de fin de journée quand on fait les bilans à notre façon : dédramatisons la situation…
On est resté tard, on a même écrit la fameuse phrase sur la table, avec le feutre blanc qu’utilise Fred pour noter sur les ardoises du bar. Je me souviens aussi, on s’est amusées du garçon qu’on surnommait Fenêtre (parce qu’il se penchait à sa fenêtre pour regarder vers nous, vers le café), il était près de nous, il avait son sac de courses posé à ses pieds et, dedans, un paquet de pain de mie sans croûte, et on se moquait de lui, on s’était toujours interrogé sur qui pouvait bien acheter cette incroyable chose qu’est du pain de mie sans croûte, et donc lui, voilà, on avait sous les yeux un consommateur du pain de mie le plus stupide du monde.
C’est troublant de se dire qu’à ce moment-là, on ne sait pas que le lendemain il y aura la bascule.
Et on rit.
Sans savoir.
Chapitre 3 PERSONNAGE PRINCIPAL : MONCOEUR
avec : du sang, plus de sang du tout, un pompiste, être ou ne pas être ?
Ils sont venus bien plus tard les premiers rêves « sanglants ».
Je me demandais quand arriveraient ces images de l’opération, un spectacle auquel, pourrait-on dire, je n’ai pas assisté. Mais mon inconscient ?
Ça gicle.
Mon corps transmet enfin au cerveau de quoi m’informer sur ce qui a eu lieu. Des indices.
Ça baigne, ça bouillonne.
Ce sont les doigts de ma main qu’on recoud dans mon rêve. Une vraie boucherie.
Avec du sang bien rouge de film d’horreur.
Pourtant, quand on opère le cœur, c’est exsangue. Mot étrange.
Je ne l’avais jamais utilisé de ma vie, je pense même que je ne le comprenais pas exactement. On possède tout un vocabulaire comme ça qui est irréel, flottant, qui définit des choses qu’on sait sans savoir vraiment. Pour moi, le mot exsangue en était.
Hors sang : qu’est-ce ça peut bien vouloir signifier, hein ?
À part les cadavres…
Notre cœur est rouge, comme une viande. Un cœur exsangue, c’est un cœur vide, un cœur mort. Un cœur craie.
Pour l’opérer, on le détache de votre circuit sanguin, on l’assèche en quelque sorte, puis ensuite (je l’ai lu dans le compte-rendu d’opération) (une sorte de PV ou de constat technique) (j’en reparlerai, c’est un récit unique en son genre, que j’aime beaucoup) donc, quand le chirurgien a terminé ses réparations sur le cœur sorti de vous, pour vérifier qu’il n’y a pas de fuite, – le plombier et ses tuyaux -, on le remplit d’eau. Et puis, on re-sangue.
Le cœur reprend la belle couleur (rouge vie, rouge passion, rouge feu, rouge amour, oui ce rouge-là, celui des symboles) et le sang circule à nouveau dans votre corps.
Dans le compte-rendu, il est inscrit : « Temps d’ischémie total : 48 minutes »
Ischémie = Arrêt de la circulation sanguine dans une partie du corps ou un organe, qui prive les cellules d’apport d’oxygène.
Pendant 48 minutes, moncœur exsangue.
Pendant 48 minutes, je vis reliée à une machine, une pompe et son pilote, le pompiste. Il y a son nom dans les didascalies du compte-rendu, au même titre que le chirurgien et l’anesthésiste.
Quand je raconte cette précision du temps, il y a toujours quelqu’un pour réagir, enthousiaste et fasciné : « En fait, c’est dingue, tu as eu une vie artificielle pendant 48 minutes ! »
Oui.
Pendant 48 minutes, je ne bats pas.
Donc je ne vis pas.
De ce moment précis, et long tout de même pour un corps, je me suis interrogée : mon inconscient a-t-il veillé sur le dedans de moi, pendant que moi je n’étais pas là pour le faire ?
Mon inconscient a enregistré une scène à laquelle je n’ai pas participé :
1- Que va-t-il en faire ?
2- Quels messages vais-je recevoir de ces 48 minutes où j’ai été, comme un triptyque ou une trinité en veille : un corps qui sommeille, un esprit qui sommeille et un cœur qui sommeille ?
Et ce matin-là, on est déjà plus d’un an après, à cause de ce premier rêve plongé dans l’hémoglobine, je me suis dit : « Ok, ça y est, le spectacle commence, mon inconscient entre en scène. Ça va envoyer ! »
chapitre 4 LE CERVEAU DE MON CŒUR
avec : un guichet, des menottes, un trou dans le mot, est-ce vous savez quel jour on est ?
J’ai brûlé des étapes.
Avant le cœur, il y a eu le cerveau.
Le 27 mars à 12h15, j’ai donc fumé la fameuse cigarette devant les Urgences.
Il n’y avait pas d’attente au guichet, j’ai expliqué à l’infirmier : « depuis ce matin, quand je parle, ça fait comme des syllabes en moins, là ça va mieux, mais c’est bizarre, les blancs dans les phrases, vous voyez, peut-être que je suis folle mais vraiment quand je parle, ou quand j’écris, ça ne fait pas comme d’habitude, et vous voyez, quand même j’ai l’habitude d’écrire, et chercher ses mots ça ne fait pas comme ça, là je sais très bien quels mots je veux dire mais ça arrive autrement, peut-être que c’est rien, hein ? Juste de la fatigue… »
Je l’ai suivi gentiment, sans panique, parce que j’ai pensé que c’était pour une simple consultation.
Salle 3. En quelques minutes, des tas de questions, la perfusion, mes vêtements et mes chaussures dans un sac poubelle au fond d’un placard.
J’ai avec moi mon cahier et mon stylo. J’écris.
« Aux urgences !
Que m’est-il arrivé ce matin ? Je ne sais pas comment expliquer… je voyais ou plutôt j’avais la sensation du mot : c’était ce mot-là que je voulais écrire mais je ne pouvais pas l’écrire, je ne pouvais pas le prononcer. Toutes les syllabes se mélangeaient. Il en manquait.
Maintenant je suis là.
Quand j’étais venue voir mon père (c’était en mars aussi) (en mars 2010) il était dans la chambre 5, moi je suis dans la 3.
Je me souviens, j’avais pensé que c’était vraiment triste de finir sa vie dans des endroits aussi laids. Cette fois-là, il en était sorti. »
Le matin, il s’est passé essentiellement cet événement fondamental parmi d’autres symptômes plus subtiles : ma main et ma bouche se sont refusées à noter/à prononcer DIS-TRI-BU-TION. Je voulais, je savais, pourtant pas moyen. J’essayais d’écrire, comme quand on veut vérifier l’orthographe, mais j’écrivais DI-TRI-TION.
Ça donne une feuille de brouillon inquiétante…
Je me suis assise, la tête dans les mains.
À voix haute, j’ai dit : « Qu’est-ce qui m’arrive ? »
En littérature, une scène de ce type, l’intrusion du bizarre dans l’ordinaire, place illico le récit dans le genre « Fantastique » (exemple, Le Horla de Maupassant). Dans la vie réelle, c’est juste pas bon signe…
Ça a débuté paradoxalement comme ça : par le langage bousculé, par le mot qui manque.
Pour une histoire, c’est pas banal. Celle-ci commence par un trou.
Elle se poursuivra par quelque chose en trop. Et finira par une signature.
Une sorte de structure romanesque.
Depuis les urgences, on m’envoie passer des scanners. J’attends dans un couloir, assise avec deux flics et leur prisonnier, un grand type. Il est menotté.
Je passe un scanner à l’iode : mon premier trip.
Résultat : je change de lieu. On me déplace en ambulance.
CHU Pellegrin, service Neurologie.
On me branche des tas de fils, en plus de cette perfusion attachée à mon bras.
Inlassablement, on m’interroge : « Quel est votre nom ? Votre date de naissance ? Vous savez où nous sommes ? Quel jour on est ? Vous pouvez mettre votre doigt sur votre nez ? Vous voyez mes mains sur les côtés ? »
Je m’appelle. Je suis née. Hôpital Pellegrin. 27 mars. Il est 17h30. Oui, regardez comme je mets bien mon doigt sur mon nez, alors je peux m’en aller ?
En observation pour 48h dans une pièce délimitée en 4 box par des rideaux verts mal tirés, je suis à gauche en entrant. D’ici, je ne vois pas de fenêtre.
Je pense au livre de Sachs : « L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau ».
Tout s’est accéléré d’un seul coup.
Chapitre 5 TOUT MON CORPS SAUF MON CŒUR
avec : du plomb, des chaussons, une copine avec une pile, quand est-ce que je sors ?
Dans les box d’observation, les visites sont contraintes. Seulement une personne à la fois pendant un temps précis en fin d’après-midi. Vos visiteurs viennent avec des chaussons bleus aux pieds et des blouses.
Le 27 mars, c’est l’anniversaire de mon frère : le voilà assis au coin du lit d’hôpital. Bien joué soeurette pour le cadeau.
Première nuit. Compliquée, bruyante, fatigue immense.
Cette nuit, vers 1h, ils ont amené un homme qui râle comme le faisait mon père, avec cette voix qui a du mal à sortir de la gorge, animal. J’entends dans ses cris les mêmes insatisfactions, cette exigence, cette plainte, qu’on s’occupe de lui, la douleur. Depuis qu’il est arrivé, il crie. À chaque fois, jusqu’à ce que quelqu’un vienne. Dans ma tête, je l’encourage.
Est-ce que je suis folle ?
En admettant que j’ai halluciné des symptômes, ces syllabes en moins, mais où suis-je allée chercher ça ?
Et pourquoi ?
Pour échapper à la réalité ?
Est-ce qu’on peut devenir trouillard à ce point-là ?
Je me crois encore coupable…
Amusant : ici en neurologie, face à l’irrationnel que je leur décris une fois encore, hésitante, un peu gênée, ils prennent un air sérieux et disent que, pour eux, ça a du sens. Et ils ajoutent : on va vérifier tout ça.
Pour vous vérifier donc, il y a les examens – la batterie – qui confirmeront.
AVC dans la zone de la vue et dans la zone du langage.
AVC. Encore un mot tiré du lexique abstrait. Le médecin m’explique les résultats, elle utilise bien le terme AVC.
Je l’ai eu.
Traversée de l’AVC.
28 mars, dans mon cahier, j’écris : « AVIS AUX ÉCRIVAINS, aux grands, aux célèbres, aux illustres, vous n’avez qu’une petite part dans votre écriture, dans votre style ! La ZONE DU LANGAGE de votre cerveau FAIT et DÉFAIT votre littérature, vous n’êtes que les dépositaires de ce que votre cerveau choisit d’écrire !
Voilà ce que je sais désormais. Et voilà qui devrait pouvoir résoudre immédiatement les questions de légitimité…
Tout ce que je vais écrire à partir de maintenant : des victoires au lieu d’être seulement des textes !
(je rature, je panique)
(je fumerai bien une cigarette…)
Je ne vois pas les autres malades, je les entends seulement. Des hommes vieux, qui s’expriment avec difficulté, je comprends qu’ils sont paralysés, on les lave, on les fait manger. Les filles (les aides-soignantes, les infirmières) leur parlent tendrement. Il y a aussi cette façon qu’elles ont de faire comme si aucun de nous n’était là dans cette grande pièce derrière nos rideaux verts, leur organisation d’abord.
Alex va venir. Je n’ai pas envie qu’il me voit dans cet environnement, avec tous ces fils qui me tiennent aux machines, cet endroit de neurologie. J’ai peur qu’avec cet air de maladie, il m’aime moins. C’est le début de l’apprentissage, la bataille avec soi et son image, et puis la faiblesse… Soudain, être faible et impuissant devant ceux qu’on protège d’habitude du mieux qu’on peut.
Je m’endors par morceaux, pourtant épuisée, je n’ai plus de force.
Ah si, j’ai intégré le protocole CLOSE SUJET JEUNE. Ici, je suis jeune ! Enfin un truc sympa.
Examens en pagaille pour obtenir le diagnostic précis, la cause de l’AVC. Prises de sang ; IRM ; scanners (avec ou sans iode) (avec iode, c’est celui où l’infirmière prévient avec sa voix sucrée « Vous allez ressentir une légère chaleur » alors qu’en réalité il s’agit de prendre feu, irradier c’est ça) ; encéphalogramme avec le chewing-gum collé dans les cheveux et les lumières pointées dans les yeux (là je pense à Vol au dessus d’un nid de coucou) ; yeah la ponction lombaire ; radios diverses poumon-dents-sinus (en tenue de plomb, genre chevalier), doppler des jambes, attentes et voyages en lit dans les couloirs, allers-retours gratuits dans le paquebot-Tripode à votre service, m’ont patchée sans me demander mon avis, le paquet est toujours dans mon sac, j’attends juste une occase de sortie, une fois libre…
Bientôt 48 heures que ça dure.
C’est la première fois que je reste aussi longtemps dans un hôpital.
La première fois que des gens que j’aime s’assoient autour de moi, avec leurs blouses et leurs sourires bizarres, et quand ils repartent, je sais qu’il fait beau dehors, ils vont aller boire un verre en terrasse, je sais que la vie continue sans moi. C’est la première fois que j’éprouve ce sentiment – et c’est un peu apprendre à mourir – l’évidence que la vie continuera sans moi…
Je quitte le box, fin de l’observation. Je partage une chambre au 7ème étage avec une chouette vieille dame, Jeanne, que j’invite à ma table face à la fenêtre pour déjeuner.
On plaisante depuis notre palace avec vue sur la ville. Elle a 80 ans, on lui a posé un pacemaker il y a 20 ans, là elle aussi c’est l’AVC, elle en a eu des soucis mais elle rit, elle me tient la main.
Ne vous inquiétez pas, elle dit doucement, ne vous inquiétez pas…
Chapitre 6 LE FILM DE MON COEUR
avec : des larmes, de la bave, beaucoup de bave, mon dieu pourquoi on ne m’a pas endormie ?
Si on découpait l’événement au lieu de moi, on aurait fini la première partie, celle de l’AVC.
C’est donc un moment qui dure une semaine, pendant lequel je crois qu’on ne saura jamais pourquoi, on me demande d’arrêter deux trucs du cocktail dit explosif surtout après 40 ans, une semaine pendant laquelle je me dis que, sans explication précise, je vais avoir peur tous les matins, celle où je m’interroge au sujet de cette zone du langage, pourquoi cette zone-là dans mon cerveau et pas celle du bricolage ou du jardinage et donc, on m’explique que c’est parce que, dans cette zone précisément et celle de la vue, les vaisseaux sont les plus petits aussi explication simple : ça se bouche là d’abord. On tente de rassurer mon ego littéraire : « mais c’est justement parce que chez vous, cette zone est hyper-active que vous vous en êtes rendue compte. »
Ouais.
C’était la semaine bizarre. J’ai eu un truc moyen-grave, comme ça, paf, one shot, je pense que je vais vivre désormais avec de la peur, juste de la peur, que c’est fini, qu’il y aura juste la peur que ça revienne mais la peur on apprend à la gérer, voilà.
Je n’ai pas fumé, contrairement à ce que j’avais prévu de faire. Tabac présenté comme le possible coupable : ça calme. Première fois depuis l’âge de 16 ans que je ne fume pas pendant 3 jours-4 jours-5 jours-etc je compte. Presque les heures.
Alex est reparti. J’ai dit : « C’est ok, ça va aller »
J’ai encore des examens à passer, mais oui, ça va aller. Il y a bien cette fatigue, et le matin quand j’ouvre les yeux, je vérifie, je regarde, je parle, j’écris une phrase. J’aurais pû perdre ça, tout ça… et si… et si.
Je reçois un mail de Claude C., avec un extrait de poème. Quand DITRITION m’est arrivé (ou que DISTRIBUTION n’est pas arrivé), j’étais en train d’écrire sur le mur pour l’exposition Rosa Pink. Je lis les vers d’Émily Dickinson comme un résumé métaphorique de l’événement.
“N’approche pas trop près de la Maison d’une Rose —
Les ravages d’une Brise
Ou les crues d’une Rosée
En alarment les Murs —
Ni n’essaie de lier le Papillon,
Ni ne franchis les Grilles de l’Extase —
Habiter le précaire
De la Joie est le gage —”
Donc, il y aurait la première partie de la semaine de l’AVC.
Suivi de l’épisode, fondateur et traumatisant, de l’ETO.
Ensuite, l’histoire change de direction.
Mardi 3 avril – RDV à 9h15 au Service radiologie – Rez de chaussée – Hôpital Pellegrin.
Échographie Trans-Oesophagienne : E.T.O, ils disent.
Il faut avaler une caméra.
On m’avait prescrit un calmant et on m’avait fait signer deux pages d’informations : j’aurais dû mieux lire, j’aurais dû me méfier.
On m’anesthésie la gorge à coup de cuillères d’une pâte immonde, j’avale comme une oie à gaver.
Quand vous êtes prête, dit l’infirmière (c’est-à-dire quand je n’éprouverai plus l’envie de vomir à l’approche du bâtonnet sur la langue, bien au fond). Je crois que je suis prête : elle coince ma bouche avec un protège-dent.
Et j’avale moi-même une caméra installée au bout d’un long tube. Jusqu’au cœur.
Torture.
Panique.
Étouffement.
L’infirmière m’entoure de tout son corps, me parle, me rappelle ce qu’elle m’a expliqué juste avant : Respirations, lentes, concentrées. Sa main pour bouée de sauvetage. Je me concentre sur un petit bout de peau de sa main, que je caresse. Pendant ce temps, la radiologue inspecte mon corps, intrusion impensable, le nez coule, les yeux, la bave.
Un instant, une folie me prend, une panique, je crois que cela ne s’arrêtera jamais. La torture doit ressembler à ça, à l’éternité d’une situation invivable, un calvaire physique mais si cette douleur disparaît tu seras mort, alors tu supportes l’insupportable. Si au lieu d’être un radiologue, cette femme était un ennemi, sans compassion, sans le minuscule bout de peau de l’infirmière à caresser, si l’objectif de cette femme était seulement d’avoir ma peau et ma parole… je pardonne à ceux qui ont avoué, à ceux qui ont sauté par des fenêtres pour en finir plutôt que de recommencer l’épreuve.
Au bout du quart d’heure d’épouvante, verdict annoné d’une voix banale : « Il y a deux tumeurs bénignes sur votre cœur, il va falloir les enlever. J’appelle immédiatement Haut-Lévèque pour vous réserver une chambre pour jeudi. Ça va aller ? »
Je lui réponds : Non.
« Non, Pas trop. Ca va pas trop aller. Là, vous êtes en train de me dire que je me fais opérer le cœur, dans deux jours… alors non, non, ça va pas trop. »
Et je pleure.
Je ne peux plus m’arrêter de pleurer.
On m’aide à rejoindre ma mère dans le hall de l’hôpital, je pleure, je la vois et je lui dis : « C’est pas grave mais c’est grave quand même. » Je pleure, je veux qu’elle vienne écouter cette histoire que raconte la radiologue avec les tumeurs bénignes et mon cœur, parce que moi je ne pourrais pas retenir, je lui dis, je vais pas me rappeler de ce qu’il faut faire. Et je pleure, je pleure.
Depuis quand n’avais-je pas pleuré ainsi ?
Avais-je déjà pleuré autant dans ma vie ?
Ma mère (en première ligne ce matin-là) dit que c’est la première fois qu’elle me voit pleurer comme ça.
J’ai pensé : voilà, ça continue, l’engrenage, ça va être de pire en pire, ça bascule.
Et puis il faut le dire aux autres. Alex : au téléphone, je n’arrive pas à retenir les sanglots.
Antoine mon fils, plus tard, j’attends : j’ai repris mon sang-froid, on plaisante.
Mon frère reste avec nous deux pour dîner : on arrive à rire.
Le soir, dans mon lit, je me demande si cette histoire est bien réelle. Et je pleure encore.
Voilà, à partir de là, on va changer de service.
En cardiologie, c’est plus tranquille qu’en neurologie.
Avant l’opération, un répit : et j’arrête ponctuellement de chialer à cause d’un médecin qui annonce des trucs impossibles à croire.
Chapitre 7 LES MATINALES DE MONCOEUR
avec : des ouvriers lorrains, ma nouvelle maison, des valves, pourquoi moi ?
Jeudi 5 avril – Haut-Lévèque – Service Cardiologie – Chambre 436.
Premier matin. Voilà, j’y suis.
J’apprends les rituels. 9h, et déjà tout le ramdam terminé. Tension, prise de sang, électrocardiogramme, température.
L’objectif de ma présence (dans un premier temps) est de savoir d’où me viennent ces tumeurs bénignes mais mal placées qui risquent en se détachant – ou des morceaux – de recommencer leur trajet : directement au cerveau. Pour l’instant, le reste est flou. Pour l’opération du coeur, les précisions, je ne sais pas encore…
Je n’ai même pas imaginé une seconde qu’il s’agisse de ça, le cœur ouvert, je n’y pense pas.
Sur mon lit, j’attends la suite du programme.
J’écoute la radio via mon téléphone. Les ouvriers de l’usine de Gandrange viennent de finir leur marche sur Paris depuis la Lorraine, ils sont heureux de leur défi réussi, et surtout du soutien rencontré sur leur route. Ému, l’ouvrier-marcheur-futur chômeur déclare : « Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir ». Les encouragements reçus, tous les gens au long des 300 kilomètres, cette solidarité, il ajoute : « Ça n’a pas de prix ».
Ça n’a pas de prix… Toute l’explication, l’écart, est là, contenue dans cette phrase. Ils (on) mettent (met) de la valeur aux sentiments d’espérance et d’amitié, à la chaleur humaine. En face d’eux (nous), qui ferment les usines, ceux pour qui tout a un coût.
Leur enthousiasme fait mal à entendre.
Explication limpide de l’AVC : des petits bouts de ces tumeurs bénignes installées dans le cœur (des fibroélastomes) (sorte de masses gélatineuses) qui se défont, et montent et se coincent dans le cerveau. On les enlève et on est tranquille. CQFD.
Pour l’instant, les endroits dont on me parle, je ne sais pas où ils sont. Nulle en géographie intérieure (aussi). Je crois que Colmar est en Bretagne donc la valve mitrale (je pense à migale), je ne sais pas. Quant à la valve aortique… l’aorte est une veine essentielle, la plus grosse je crois, un axe principal, cette valve doit être un portail. Les tumeurs sont posées là, sur les deux valves.
Normalement, j’aurais dû comprendre tout de suite que pour enlever ces gélatines inutiles et dangereuses, le chirurgien ne passerait ni par mes oreilles, ni par mes narines. Mais, vu qu’on est entré carrément avec une caméra dans mon corps, vu que je ne savais rien de ces valves et de leur position exacte… et sûrement, l’esprit, volontairement, regarde ailleurs quelquefois.
C’est donc dans cette chambre 436, et dans les jours qui suivent, que je vais passer de l’idée vague et effrayante d’être opérée du cœur à la certitude vertigineuse et affolante d’être opérée à cœur – ouvert.
Je reste à l’hôpital à cause des quantités d’examens qu’il faut faire pour trouver une raison à ce truc que j’ai poussé là, c’est pour ça qu’on me garde.
Un matin d’après, le rituel fini, je suis dans une salle d’attente. Je vais bien, je m’habille normalement, je suis normale, juste fatiguée, mais je ne souffre pas, ma vie pourrait continuer, j’attends donc, je regarde les affiches sur les murs, celle du cœur, un schéma, je cherche, c’est où alors cette valve ?
Je commence à comprendre…
Forcément, vu que c’est à l’intérieur du cœur à l’intérieur du corps à l’intérieur de moi, forcément ils ouvrent quelque part. Le cheminement vers la réalité des faits se construit comme ça, par bribes.
Parfois, cette histoire qui m’est arrivée me passionne. C’est un récit que je pourrais dérouler sans fin, à qui veut, comme on fait le récit des morts, le récit des accidents, le récit des manques et des chocs. Certains se taisent. D’autres – j’en suis- ont le besoin de décrire, de raconter.
Organiser le conte : pour se souvenir ou pour mettre en dehors de soi.
Paradoxe : Au moment où on voudrait ne parler que de ça (puisqu’on ne vit que ça), les gens vous disent : « Maintenant il faut oublier ». Ils vous disent : « Tu dois passer à autre chose ».
Je commence à peine, trois ans après, à passer à autre chose. (mais je suis en train d’écrire sur ça).
Passer à autre chose, comme il suffirait de déménager pour oublier son chagrin d’amour.
Comme si on était des décideurs.
Les gens m’ont dit aussi : il y aura un AVANT et un APRÈS. Les prophéties des sentences. Les évidences. Cette phrase m’a terrorisée jusqu’au réveil post-opératoire, jusqu’à ce que le APRÈS devienne le présent. Je m’inquiétais : Qui allais-je devenir ? En quoi allais-je me transformer ? J’avais déjà mes soucis d’identité, de légitimité, de complexité, et j’allais devenir une autre ? Une autre que je n’aurais pas choisie, une autre qui allait se fabriquer pendant mon sommeil, une autre que je ne connaissais même pas…
Encore certains matins, aujourd’hui, je me réveille en ayant peur. Depuis mon lit, au bord d’un ravin. Ça dure de moins en moins longtemps. Ça devient furtif.
Samedi 7 avril 2012 – Haut-Lévèque – Chambre 436
Il est possible que je sorte tout à l’heure pour revenir mardi. Comme au pensionnat, j’ai le droit si je suis sage de rentrer chez moi le week-end, une perm ! Je laisse mes affaires dans la chambre, c’est la mienne. Pas sûre que ça soit bon signe d’avoir sa chambre réservée ici.
Hier, le médecin, est venu me voir deux fois : la première fois, je n’ai rien retenu, rien compris, seulement quelques mots. La panique en suivant, tout l’après-midi.
La deuxième fois (le soir), j’ai demandé qu’il revienne. Il était plus clair et rassurant.
À présent, je veux bien le croire, et comme lui : « être étonné si on avait à faire avec ces hypothèses-là… » (= les pires) ( c’est cet inventaire désastreux énuméré à toute vitesse qui m’a gâché tout mon après-midi)
Ce samedi matin, j’écris dans mon cahier pour faire ma gymnastique de la tête et vérifier que j’ai bien en ma possession mes syllabes.
Le médecin m’a expliqué que je pourrais – juste pas de bol – être un cas, c’est rare, ça arrive, il y en a quelques-uns par an comme vous, deux ou trois ici, avec ce truc qui a poussé, qui a priori ne grandirait pas davantage, mais c’est une menace. La gélatine fixée aux parois se détachera peut-être, ou pas, demain ou jamais, un morceau, en entier ? Il faut l’enlever. Assez vite même. Au cas où.
Je pense à l’héroïne dans L’Écume des jours, celle qui a des nénuphars qui poussent dans les poumons.
Je suis à l’hôpital en cardiologie, avec une plante carnivore au niveau du cœur, une plante qui se déplace, comme un mollusque qui se colle de parois en vaisseaux, avant d’atteindre mon cerveau et d’y rester pour toujours.
La vie nous fait vraiment vivre n’importe quoi.
Chapitre 8 / J’ATTENDS : MONCOEUR
avec : des pansements, des masses, des mots, mais qui écrit tout ça ?
Extraits de mon Journal de bord – à bord de quoi ? (mais embarquée, c’est certain.)
Mardi 10 avril – Haut-Lévèque – Chambre 436
Il est 10h, je suis prête : petit-déjeuner, douchée, habillée, je range trois affaires autour de moi.
Mon électrocardiogramme portatif est rebranché, 4 fils jusqu’au sac. Je vis avec ce nouvel accessoire. Les pansements sur le torse et le ventre retiennent les ventouses. Allergique à la colle des pansements, je débute ma collection de traces sur le corps.
Dehors, le grand ciel, un peu de soleil, les nuages arrivent, noirs.
Vie spartiate. J’y prends un léger plaisir, tout est calme dans ce service, je vois l’horizon très loin depuis mon quatrième étage, je n’ai soudain plus aucune responsabilité, je ne souffre pas, et je ne suis pas obligée de vivre complètement en chemise de nuit : une sorte de résidence d’auteur (sourire).
J’ai donc le cœur envahi.
Tout ressemble à des titres de livres depuis 15 jours !
Amusant.
Surtout, maintenant que je sais que je n’écris plus seule.
Mon cerveau est davantage qu’un compagnon, ou qu’un instrument, puisqu’il écrit – autonome – des choses, à sa façon chaotique, une syllabe sur deux, des lettres en moins ou plusieurs à la fois (DITRITION, désormais ce mot existe, c’est même un mot essentiel dans mon lexique personnel et je n’y suis pour rien), et cette collusion de syllabes que lui seul maîtrise est une forme de langage, avec sa propre liberté d’invention.
Je n’ai rien décidé dans ce choix formel et esthétique : mon cerveau a son propre style !
L’expérience a été courte, mais j’ai entrevu – et pratiqué – une autre sorte de langue, une langue enfermante, qui vous clôture en vous-même, une langue qui ne sert plus la communication, une langue qui ne veut pas s’ouvrir à l’autre et qui, au contraire, vous rend seul et unique récepteur du message codé. Moi, je comprenais parfaitement cette langue venue de là-haut, de mon cerveau, je savais que DITRITION signifiait DISTRIBUTION, mais je ne pouvais plus le signifier aux autres : je leur disais donc autre chose que ce que je me disais à moi.
(Comme un mensonge ?)
Les médecins appellent ce phénomène un trouble du langage.
La langue qui vous rétrécit. Les mots comme des murs au lieu de fenêtres et de portes.
La clôture sur sa propre pensée : l’expérience monstrueuse du monologue. (titre de livre !)
Mercredi 11 avril 2012 – Haut-Lévèque chambre 436
Hier soir, j’ai eu la confirmation que mon opération du cœur aura lieu dans les semaines qui viennent.
Il manque encore des informations, nécessaires pour l’opération.
Mais, c’est sûr : à cœur ouvert, là, bientôt.
J’essaie de visualiser quelque chose de ce futur : le réveil après l’opération, la douleur, les contraintes, la cicatrice… J’évite de penser à l’opération en soi.
L’opération en soi. Titre de livre.
Quotidien d’hôpital : je m’adapte à ce rythme, à ce calme, et mes visites telles les dames aux camélias.
Il faut que je demande aux médecins à quoi ressemblent ces masses (ils appellent masses ce que la radiologue appelait tumeurs qui techniquement se nomment des fibroélastomes) fixées – mais pourquoi ? – sur les valves de mon cœur.
Interlude : le professeur et ses étudiants sont entrés dans ma chambre. Là encore, il s’agit de langage. Le leur est mystérieux, ils le parlent entre eux couramment. En sortant, le professeur me dit, très sûr de lui : « Vous aurez plus de peur que de mal. » Encore un titre de livre, j’avais pensé.
Vendredi 13 avril 2012 – Haut-Lévèque chambre 436
Hier, je n’ai pas écrit. La succession d’examens : de 9h à 15h. Le corps malmené, la répétition des gestes et des procédures. Et des attentes.
Je fais partie désormais d’une tribu triste. Nous avons ces regards des hommes en sursis. Nous les échangeons dans les couloirs, que nous soyons assis, couchés, poussés sur des fauteuils ou des lits.
J’avais aperçu chez mon père cette solitude du malade, cette absolue solitude du corps. C’est dans cet état – ce territoire – que, la mort dans l’âme, j’entre peu à peu.
Succession d’instants : on vous manipule, on vous pique, vous demande de prendre des positions plié – côté gauche – côté droit – respirez – ne respirez plus – allongez les bras – ne bougez plus – calmez vous – respirez – concentrez-vous sur la respiration – soufflez vite-fort-doucement- reprenez. Le corps, lassé au fur et à mesure des assauts ; nerveux, un corps qui se métamorphose en animal blessé, un peu plus au fil des jours.
Je rencontre les « guides » de l’hôpital. Ils vous indiquent comment passer l’examen, comment souffler, comment vous déplacer, ils vous encouragent fortement à l’obéissance.
Ils ont souvent, dans leurs répliques mécaniques, une intention bienveillante qui, alors qu’on sait qu’ils ne font qu’appliquer une procédure aimable, nous touche, nous enveloppe, nous ré-humanise. Cela dure quelques secondes à peine. On ne peut même pas parler d’un lien, ni d’un échange. Et je me sens comme un mendiant, remplie littéralement par des aumônes amicales, cherchant le contact, un léger contact, trois mots, un sourire, et la phrase merveilleuse et officielle : « Voilà. C’est fini Madame Poirier ».
Épreuve suivante. Un autre trajet, un autre guide, d’autres mains qui vous attrapent, la peur de l’examen, la panique du diagnostic, et puis « Voilà, Madame Poirier, c’est fini…» (Si seulement)
Aujourd’hui, en 2015, trois ans après.
Parfois, comme ce matin, je sens la cicatrice, les sutures – on dirait un mot latin comme les titres des versions que je traduisais à l’école : De Sutura –.
Est-ce que ce sont les sutures des os ou de la peau ou du muscle du cœur ?
Ça fait comme un mouvement de resserrement, quelque chose qui tire vers l’intérieur.
Souvent encore, je le sens aussi dans le dos : une pointe dans le couloir de la colonne vertébrale.
Me revient, intact, le plaisir physique du massage de l’infirmière. Quand elle me déplaçait, à peine sur le côté, à peine, surtout rester soudée.
Ces jours post-opératoires où la seule obsession sera de rester un Tout.
Les mains fraîches et l’eau de cologne. Le dos qui se décontractait un peu. Ces positions figées gardées longtemps génèrent des douleurs précises. (Mais, peut-être qu’au bout de plusieurs années, on ne sent plus rien ?)
J’ai écrit « soudée ». Cette image de mon buste coupé en deux, ouvert largement pour permettre le travail précis du chirurgien, que le cœur soit sorti du corps, posé à côté de moi. Déposé, je crois qu’on dit en mécanique, quand on sort, du moteur, une pièce.
Le 13 avril, l’opération devait avoir lieu « sûrement la semaine prochaine ».
J’étais à la fois sans inquiétude et apeurée.
Finalement, il y aura un suspense, on repoussera, on ne me donnera pas de date précise.
Le chirurgien et son emploi du temps.
Mais j’avais eu le droit de sortir pour mon deuxième week-end : d’après eux, j’étais sage…
(« D’après eux, j’étais sage » : chute-titre)
Chapitre 9 /J’AI LA RATE QUI SE DILATE J’AI LE FOIE QU’EST PAS DROIT J’AI MON COEUR QUI M’FAIT PEUR
avec dedans : des incertitudes, l’envie d’une clope, un président de la république, qui veut prendre ma place ?
Lundi 16 avril 2012. Haut-Lévèque. Chambre 436
Retour à ma chambre-cellule.
L’opération, on vient de me l’apprendre, est repoussée. Plutôt dans 15 jours ou 3 semaines. Le soulagement que j’ai ressenti au moment de l’annonce du sursis me montre à quel point j’ai peur.
Mardi 17 avril 2012. Haut-Lévèque. Chambre 436
Ce matin, je passe une échographie du foie pour vérifier ce qu’est ce nodule repéré lors du dernier scanner. (On appelle ça une découverte fortuite. Forcément, à force de chercher partout, on trouve).
Le radiologue m’explique maintenant la nécessité de passer un IRM afin de prouver à 100% qu’il s’agit d’un angiome parce que le nodule n’est pas « absolument typique » (il manque 1 critère), l’IRM confirmerait qu’il s’agit bien d’un angiome, pas nécessairement grave mais juste, voilà, il serait officiellement caractérisé d’atypique.
Je le regarde réciter les phrases absurdes, je me dis que lui, il n’a vraiment pas besoin d’IRM, je confirme, il a bien une tête de type atypique ou une tête d’angiome au choix, comme il veut, c’est lui qui sait ce qu’il vaut mieux avoir, et ce type avec sa tête de nodule à 100% atypique, là, tout de suite, il me fait chier, d’ailleurs ils me font tous chier avec leurs phrases toutes plates, leurs phrases dites d’un air évident, ils me font chier à prendre cet air, comme si tout était normal alors que depuis trois semaines plus rien du tout n’est normal, ils bavardent sur mon cas, ils font comme des petites conversations, avec des mots savants qui signifient des catastrophes, c’est quoi encore ce putain de mot utilisé à mon sujet : atypique !
Je ne veux plus qu’on me dise des mots comme ça, je veux que tout soit typique, rassurant, je veux reprendre ma vie d’avant, ou alors, si c’est comme ça désormais, si ma vie c’est là dans les hôpitaux avec des types comme ça qui annoncent le pire, le pire de pire en pire, alors ok, alors je saute par la fenêtre, voilà, on arrête tout de suite les conneries des mauvaises nouvelles, je vais sauter par la fenêtre…
Tout d’un coup, je ne sais pas ce que je vais être capable d’encaisser.
Jusqu’où je peux tenir en gardant la raison, en gardant la confiance, en gardant le calme.
Et le courage ? Jusqu’à quand je vais l’avoir ?
Je repars vers ma chambre avec un de ces « transporteurs », ceux qui vous poussent d’un endroit à l’autre. Je peux parfaitement marcher toute seule, mais je suis quand même transportée, c’est la règle.
Quelquefois, ce sont ceux avec qui on parle le plus longtemps dans la journée, ils sont intermédiaires, un peu du « dehors », ils demandent inlassablement à chacun, à chaque fois : ça va ? ça s’est bien passé ?
Ils paraissent intéressés. Ils ne font que leur travail, ils sont vraiment utiles.
Mercredi 25 avril 2012. Chez moi.
Les Allers-Retours d’ici à ma chambre 436 me perturbent.
Je doute que cette histoire soit réelle. Il ne s’agit pas de déni, mais il y a une partie de moi qui n’y croit toujours pas, pas tout le temps. Ce clivage est difficile, me laisse un peu anéantie. J’ai l’impression de mettre toute mon énergie à y croire, croire que je vais vivre cette opération impensable : le cœur ouvert et ensuite le cœur corps cousu.
Reprendre l’écriture du matin. Bof. Envie de fumer. Je ne tiens pas en place. Les nuits avec des rêves noirs, d’étranglement, de survie, de sauvetage.
Molle, stérile, je dépense de l’argent, je n’écris pas, je n’avance pas, je ne sais pas quoi faire de moi, je suis fatiguée mais je ne sais pas de quoi puisque je ne fais rien.
Je me déguise peu à peu, je donne l’illusion, je suis forte, alors que je ne suis sûre de rien : je ne sais plus du tout qui je suis.
J’ai tellement envie de fumer, comme si en fumant, j’allais remonter le temps.
Je suis devenue une diseuse de bonne aventure, je commente la vie, je lis l’avenir, je l’attends, je l’espère.
Je me regarde dans la glace. Je glisse mes doigts le long de la future trace.
« Coupée en deux » j’ai dit l’autre jour, quand j’ai compris qu’ils allaient me scier le torse.
Ils vont me couper en deux : je reste tétanisée devant la glace, toute nue, fascinée, non pas par mon corps que je trouverai beau, mais fascinée par mon corps entier, mon corps intact.
J’essaie de comprendre ce qui va avoir lieu, je n’y arrive pas du tout.
27 avril – chez moi.
Dans un des mails que mon ami Pierrot m’envoie, il écrit ça : « Il me tarde juin à cause de toi. Que ce soit passé. La pluie. L’ opération. C’est toujours toi la grande, c’est toi qui pars en éclaireuse tout le temps, regarde, moi, j’en suis à peine au divorce, et il faut que je pédale à toute vitesse chaque fois pour te rattraper et j’imagine que dans dix ans, lorsque je viendrai te confier ma trouille à la veille de mon quintuple pontage, tu m’observeras avec un sourire amusé, tu me trouveras petit joueur. »
Ce sera le 10 mai 2012.
L’opération est programmée pour le 10 mai au matin. J’intègrerai ma chambre le 8 mai avant 15h.
Ma nouvelle date anniversaire.
Anniversaire de quoi ? Je n’en sais rien…
Mercredi 2 mai 2012. Chez moi.
Difficile de se mettre à écrire. Et puis, avec le soleil qui me réchauffe, l’envie-le besoin de fumer… Il va falloir que j’arrive à me débarrasser de ce truc-là : c’est infernal.
Je me sens plutôt calme à l’approche du jour 10. Calme, mais triste.
C’est curieux, ça fait comme un chagrin, je vais abandonner quelque chose de moi…
Cette excroissance qu’on va m’enlever, est-ce que je vis avec depuis toujours ? Est-ce que c’est comme un organe qu’on ampute ? Est-ce que la tristesse vient qu’on me détache de ce bout de chair – ce n’est même pas de la chair, est-ce que c’est vivant ou mort, une pourriture ou une tentative d’exister – : qu’est-ce qu’on m’enlève exactement ?
Marquée au fer rouge, en plein centre, entre mes deux seins. A priori, ils ne seront pas touchés directement par la cicatrice, mais la peau recousue va sans doute les rendre différents.
En fait, tout sera un peu différent après…
(est-ce que je l’espère ou est-ce que je le redoute ?)
Parfois, je fantasme une nouvelle Sophie enfin réelle et courageuse et travailleuse et acharnée, une Sophie parfaite, parce qu’avec une épreuve pareille, je vais comprendre tout un tas de choses, fini la futilité de soi, fini de perdre du temps…
(parfois j’ai peur de m’effondrer, de ne pas supporter, que tout ce que j’ai réussi à gérer jusque là me revienne d’un seul coup dans la figure)
Mon pauvre corps, mon porteur d’âme, mon moteur, mon auteur.
Parce que si ça n’a aucun sens, c’est la preuve que le hasard est tout entier aux commandes. Vertigineux…
Dimanche 6 mai 2012
Sur l’écran, c’est François Hollande qui apparaît.
Le soulagement. On a des sourires grands jusqu’aux oreilles. J’ai même vu quelques larmes couler. On s’embrasse. On se serre fort. « Ça va aller maintenant, ça va aller… »
Un gars avec l’accent italien dit en riant : « Je vais enfin pouvoir parler avec mon accent, je vais enfin pouvoir entrer partout. » Un vieux tout abîmé parle de sa retraite à soixante ans : « Hollande, il a dit qu’il allait le faire. J’en ai plus que pour deux ans. »
Le champagne se mélange à la bière, on trinque : Sarkozy, c’est fini… On a du mal à y croire.
Lundi 7 mai 2012
Ce soir, je vois une psy. Je ne lui exprime rien d’important me semble-t-il, sauf que l’émotion me saisit dès que je passe la porte. Elle conclue : « C’est normal d’avoir peur. Il y a tout cet inconnu à venir. »
Après la séance, j’attends le bus pour rentrer. Je vois passer sur le trottoir d’en face une petite fille, elle doit avoir cinq ans, elle est toute seule, elle tient dans ses bras, serrée, une peluche. Il n’y a aucun adulte à proximité. Le bus arrive, je monte, je ne quitte pas des yeux la petite fille, j’achète un ticket, je ne peux pas m’empêcher de dire au chauffeur « C’est bizarre, non, cette petite fille toute seule… ». Il répond sans tourner la tête : « Si les parents s’en occupaient davantage, elle traînerait pas dehors »
(heureusement, je pense, Sarkozy, c’est fini, ça va changer, les gens vont arrêter de parler comme lui)
Je vais m’asseoir au fond du bus. Je me retourne pour la regarder encore : elle a disparu.
Et puis, je réalise.
C’est moi la petite fille perdue toute seule sur le trottoir.
Demain, c’est le 8 mai.
Demain, j’y retourne.
Demain : c’est J-2.
Chapitre 10 / EN PLEIN DEDANS : MONCOEUR
avec dedans : une drôle d’attente, l’opération, l’arrivée du pompiste et pourvu qu’on se retrouve tout à l’heure…
9 mai 2012. Haut-Lévèque. Nouvelle chambre : 503
Depuis le réveil, ma voix est timide, une sorte de sérieux incroyable m’a envahie.
Je ne sais plus du tout comment nommer les sentiments qui m’habitent : peut-être une concentration, ou une absence à soi.
Je n’ai jamais autant voulu arrêter de penser.
L’anesthésiste & co m’expliquent un tas de choses. D’après ce que je comprends, et c’est juste maintenant qu’on me le fait comprendre, la suite va être longue, avec toute cette rééducation à l’effort, la lenteur à bouger, le souffle court, les mouvements interdits. Je n’avais pas réalisé cette sorte d’apprentissage qui allait suivre l’opération. Re-muscler le cœur endolori, il faudra lui redonner la force de respirer à plein, ça va être ma convalescence.
Je parviens à maintenir à distance la panique par je ne sais quel moyen, ni quelle ressource. Je me souviens de mon amie Ghislaine dont j’avais partagé la chambre avant son opération d’un cancer du sein, je lui disais « : Mais comment tu fais pour ne pas hurler de peur ? » Je lui disais : « Tu es courageuse, moi je ne pourrais pas ». « Moi, à ta place, je hurlerais…», je disais. Elle m’avait répondu : « C’est pas du courage, ma jolie, c’est parce que tu n’as pas le choix. Alors tu affrontes. »
Je suis en train de comprendre. Elle a raison, on n’est pas courageux, c’est juste qu’on n’a pas le choix.
On croit jusqu’au bout que ça n’arrivera pas. Je suis à quelques heures de ce moment fou…
Tout à l’heure, dans la salle d’attente pour une radio des poumons, tous les fauteuils à la queue leu leu. Un petit garçon et moi, au milieu des vieux abandonnés, silencieux, à la chaîne.
Le ciel redevient bleu. Demain, il devrait faire très beau et chaud, comme un premier jour d’été, un jour à aller à la plage.
La vie dehors continue (parce qu’ici, on est dedans, dans un espace clos sur lui-même, avec deux clans – ceux qui restent et ceux qui sortent quand ils veulent. Je me suis adaptée, je fais partie des malades, des enfermés, je connais désormais cette sensation violente)
Dehors donc, la vie continue… J’imagine chacun, mes amis si chers, la Place du Palais qui s’agite un peu, Fred qui sert les cafés du matin, qui ne peut plus me piquer de cigarette, Christophe qui doit bosser, Charlotte qui attend des réponses importantes pour la biennale qu’elle organise et en plus c’est son anniversaire aujourd’hui, Alex va me rejoindre, il ne doit pas être encore levé, grasse matinée méritée, salutaire.
Je reçois des messages. Un beau texto de Claude C. : « Je pense – & penserai encore plus demain – à toi et te tiens les pouces pendant toute l’intervention & temps que tu ne seras pas revenue au jour. Il fera beau demain oui mais bien plus quand nous pourrons t’embrasser avec ton joli cœur remis à neuf dans un pays qui devrait être moins violent débarrassé de la vulgarité. Nous ferons une grande fête pour toi & la victoire. Je t’embrasse fort. Claude. »
Plus tard dans l’après-midi, des amis sont là. Nous sommes assis sur un banc dehors devant l’hôpital, comme une bande d’adolescents qui traîne le mercredi aprêm, sans trop savoir quoi faire à part fumer des clopes (eux) et bavarder. Mon chirurgien est descendu pour me parler, il me cherchait, au cas où, si j’ai une dernière question à lui poser avant demain.
On est tous les deux, à côté du banc, et je lui demande pour de vrai : – Vous êtes sûr qu’il faut m’opérer ?
Il sourit, il répond : – Oui, on est certain.
– Bon… D’accord, je dis.
Mais je ne peux pas m’empêcher d’espérer qu’il se trompe. Une erreur de dossier, ça arrive ?
Je remonte dans ma chambre. L’aide-soignante rase à la tondeuse les poils du sexe. Première perspective du corps soumis.
À partir de maintenant, je sers les dents : « Ça va passer, un jour ça sera un souvenir, ça va passer, comme le reste, tout passe, ça aussi, ça passera. »
Le soir, il fait doux. Avec Alex, on s’est allongés dans l’herbe, on se prend en photo en faisant des tas de grimaces, on rit, je ne crois pas qu’on se dise des phrases solennelles. Pourtant, ça aurait été mon genre, la dramaturgie.
Apparemment, j’ai réussi à m’endormir. Ils m’ont donné des calmants.
REVENUE D’AVANT, ELLE RACONTE APRÈS !
Est-ce que je vais y penser tous les ans jusqu’à la fin de mes jours à ces drôles de jours ?
Me voilà calée sur le même calendrier que les résistants.
Mes 8 et 9 et 10 mai.
Le 8, j’arrivais avec ma petite valise.
Le 9, je me demandais si on pouvait avoir un dernier de jour de sa vie comme ça, dans un hôpital.
Les gens l’avaient annoncé : Avec ce que tu vis, il y aura forcément un AVANT et un APRÈS. Et là, le 9 mai 2012, j’étais exactement dans les dernières heures du AVANT.
Le 9 mai, j’arrive au bout de ça : mon AVANT est presque fini.
Il y aura le 10 au matin, l’opération.
Et je serai dans le APRÈS.
J’y suis toujours…
Tu te souviens, mon camarade, on était allongés au soleil dans la pelouse derrière les bâtiments de l’hôpital, on rigolait… mais on avait la trouille. On attendait tranquillement que passe cette journée, mais ça faisait pas comme quand on attend le train, ça faisait pas comme quand le train va partir et que je te vois en minuscule une dernière fois sur le quai, ça faisait pas pareil cette attente-là.
Pourtant on a l’habitude, hein, de ce moment où on s’éloigne l’un de l’autre, chacun dans nos villes, dans nos vies… On a l’habitude des compte à rebours.
Mais là, on faisait semblant de se dire au revoir, prends soin de toi, on se retrouve bientôt.
La plus grande question que je me posais, le plus mystérieux au sujet du moment ultime de la toute fin du AVANT, je me demandais si j’allais pleurer. Si, la perspective d’être au bord d’un moment dont on ne peut pas être certain qu’il n’ait pas le dernier de sa vie, est-ce que j’aurais des larmes, une sorte de chagrin de la dernière minute ?
En fait, la toute fin du AVANT, c’est mon camarade qui me l’a racontée.
Moi, j’étais déjà dans les vapes, et finalement ça a dû ressembler à nos trains qui nous emportent, sauf que j’étais orange de la tête au pied à cause de la bétadine.
Depuis mon chariot, il paraît que je lui ai fait un signe de la main. J’aurais pas voulu être à sa place quand la porte battante s’est refermée et que j’ai disparu.
Si j’en n’étais pas revenue, il aurait donc eu ce dernier souvenir de moi : la peur bleue comme une orange.
Bon, voilà. Donc : APRÈS.
Aujourd’hui, ça fait même trois ans et deux mois.
Comme dans les histoires : trois ans plus tard.
Les avant/après, en fait, il y en a tout le temps.
Certains, c’est vrai, brutalement, ont un côté virage à 90° degré.
D’autres sont plus subtiles, invisibles : on dévie légèrement… comme les pentes douces. Et puis, tout d’un coup, on se réveille – comme dans la salle de réanimation – et on réalise : « Ah tiens, je suis après et je ne m’en étais pas rendue compte… »
Il y a aussi des très beaux AVANT/APRÈS. Les romantiques. Cette phrase (de Thérèse Clerc) notée sur un papier au milieu de mon fatras : « Quand l’avenir bascule, parce qu’une main s’aventure… »
– Et alors ? Ça a changé quelque chose ? me demandera l’impatient.
Oui.
Non.
On dit La vie continue.
Ça me fait une date d’anniversaire en plus.
(silence)
Ça m’a fait plonger dans mes entrailles.
– Ah… Tout de même.
COMPTE-RENDU OPÉRATOIRE (texte remis dans une enveloppe après l’opération)
Service de chirurgie cardio-vasculaire
Nom et Prénom : Poirier Sophie / Âge : 41 ans / Date : 10 mai 2012
Chirurgiens : Dr ROBERTI – Dr WROBLEWSKI
Anesthésiste : Dr TAFER
Pompiste (!) : Mr BELMUNT
Diagnostic : patiente qui a présenté un AIT de nature ischémique avec aphasie et apraxie. Un bilan cardiaque est alors réalisé. L’ETO retrouve une masse iso-échogène sur la grande valve mitrale évoquant un fibro-élastome. De même il est retrouvé une masse iso-échogène sur la face ventriculaire de la cusp non coronaire. La patiente ne garde aucune séquelle de cet AIT ischémique. Un coro-scanner a été réalisé sans anomalie notable. Le TSA est sans anomalie. Antécédent cardiovasculaire : tabagisme.
Intervention : EXERESE D’UN FIBRO-ELASTOME DE VALVE MITRALE ASSOCIÉE À UNE EXERESE DE « TUMEUR » DE LA CUPS NON CORONAIRE DE LA VALVE AORTIQUE.
Ce qu’il faut retenir de la suite du récit technique : « STERNOTOMIE MÉDIANE APRÈS AVOIR RÉALISÉ UNE INCISION CUTANÉE LA PLUS COURTE POSSIBLE »
Ça veut dire : le sternum est scié. La peau est tranchée. Le thorax écartelé.
« TEMPS D’ISCHÉMIE TOTAL : 48 MINUTES.
LE COEUR REPART SPONTANÉMENT EN RYTHME SINUSAL LENT PUIS RAPIDE. »
Quand je lis ça, à chaque fois, j’ai les larmes aux yeux. J’ai l’impression d’assister à ma naissance. Ces deux phrases sont sublimes. Je peux les lire et les relire sans me lasser.
Le mot « spontanément » employé ici de façon technique, pour dire naturellement, me réjouit.
Comme si mon cœur avait fait un choix évident : repartir.
Je n’ai pas vécu pendant 48 minutes. Mon cœur n’a pas battu pendant 48 minutes. Le temps qu’on le répare.
Mais il repart spontanément… Vous comprendrez que je lui voue depuis toute ma reconnaissance (éternelle).
Jeudi 10 mai, dans la soirée peut-être, ou la nuit. Ou c’est déjà vendredi. Service Réanimation.
J’ouvre les yeux.
Je pense : « Si j’ouvre les yeux, c’est que tout va bien. Tout s’est bien passé. »
Je les referme.
Chapitre 11 / MONCOEUR : ET ÇA REPART
avec dedans : une panne d’essence dans un tunnel, des palmiers dans un hôpital, et je me demande combien de temps je vais avoir cent ans ?
10-11 mai 2012 – Service réanimation
Je suis restée là jusqu’au lendemain, je ne me souviens pas vraiment. Je sais que le jeudi en fin d’après-midi, on a dit « à mes proches » que ça allait.
J’avais soif, je réclamais, je n’avais le droit de boire que toutes les heures et demie, je suppliais… L’eau froide dans la bouche est délicieuse.
Je dors et j’ouvre les yeux toutes les quinze minutes, pile. C’est ce qu’il me semble, mais sans doute qu’il s’agit de ma première hallucination. Elle n’est pas anodine : ce rapport au temps – les minutes que l’on compte et qu’on voit passer – principal caractéristique du temps malade, du temps convalescent, du temps hôpital.
J’entends la voix d’Alex dans un téléphone que l’infirmière tient contre mon oreille, j’entends mon fils aussi. Il paraît que j’ai parlé.
On dirait que c’est une nuit qui dure deux jours. Mais c’est peut-être le cas.
Je me souviens de ça, qu’il est 2h15. Puis 2h30. Puis 2h45. Puis 3h. Etc. J’ai soif, je demande encore de l’eau, ça fait bientôt une heure et demie, j’ai le droit. Elle me donne à boire. Elle m’aide. Trois gorgées. J’en veux encore. Juste boire de l’eau.
J’ai appuyé plusieurs fois sur la pompe à morphine, mais à cause de ce temps qui se découpe bizarrement, je décide d’arrêter.
J’ai des fils accrochés partout, je suis reliée à des machines qui font des bruits réguliers, j’ai un truc dans le nez pour respirer, des drains cousus sur le ventre, je fais pipi dans un tuyau. Pourtant, ça ne me paraît pas terrifiant. Pas encore.
L’infirmière est blonde, elle sent bon.
Et j’ai tout le temps soif.
Samedi. Revenue dans la chambre 503.
Je ne me rappelle pas entre jeudi et samedi, à part ce que j’ai écrit.
Sauf : j’ai eu une discussion avec un kinésithérapeute mystérieux qui se tenait au pied de mon lit. Sans doute qu’il n’existe pas, il n’y a pas de kiné à cet étage, c’est impossible qu’il m’est fixé une séance de mouvements d’épaule, ici, à ce moment précis.
Je réalise peu à peu que mon corps a été vidé de son énergie. Il ne s’agit pas de faiblesse, ni de fatigue, juste rien, à zéro, de la vie certes mais aucune force, la pile à plat, les muscles mous. Je suis devenue exactement comme un moteur sans essence.
Je me demande combien de mois il va me falloir pour m’en remettre.
« Une éternité… »
La peur s’immisce maintenant, c’est là qu’elle arrive, dans les heures qu’on appelle post-opératoires.
Moi, souvenez-vous, je suis arrivée ici relativement en bonne santé, je veux dire en apparence, mon corps ça allait, pas de douleur, pas d’essoufflement, rien de rien, je ne suis pas cardiaque, je n’avais pas mal, si on n’avait pas été me faire avaler des caméras on n’aurait jamais rien su (et je serai peut-être morte de ça, ignorante) et donc, voilà, j’ai accepté leur verdict sans broncher, d’ailleurs on ne m’a pas demandé mon avis, j’ai pris sagement mes quartiers de printemps à Haut-Lévèque, je ne souffrais de rien, j’ai suivi le mouvement de cette opération, t’as qu’à croire, voilà, j’ai fait ça, j’ai cru, je les ai crus, mais d’une certaine façon j’allais bien, je ne savais pas que j’avais cette chose à enlever, j’allais bien, j’allais pas si mal en tout cas, jusqu’à ce que je sois vraiment réveillée dans la chambre 503.
C’est le début d’un tunnel.
Comme ça jusqu’au mardi.
C’est pas trop long cinq jours sur le temps d’une vie qui va durer longtemps, c’est même rien du tout, mais quand on est dans ce genre de tunnel, le présent s’enlise sur vous. Une glu.
« Saaammy, disait Scoubidou dans le dessin animé, on a les pieds dans la guiiiimauve… »
Et le personnage patinait, il faisait du sur-place.
Nous étions petits, mon frère l’imitait, et cette phrase nous faisait hurler de rire.
C’est une guimauve comme ça, dans laquelle on patauge.
Avec cette poisse, on découvre que la volonté c’est bien joli, mais un concept philosophique, ça ne sert pas à grand chose dans les tunnels. De même, la force de caractère, les tralala de ce qui ne nous tue pas nous rend tralalala, tout ça, là, dans le tunnel, tu comprends que ça ne se passe pas du tout comme on te raconte, qu’il va y avoir ton corps, juste ton corps, qui va faire ce qu’il peut pour supporter jusqu’à ce que peut-être ça aille un peu mieux. Ainsi de suite, un peu mieux, encore un peu, tu espères, ainsi de suite.
Moi, ça fera cette progression réussie, ça ira assez vite.
Mais, il y a des tunnels souvent plus longs et désespérants parfois et la sortie n’arrive pas et le dessin animé se transforme en cauchemar et la guimauve en sable mouvant… ainsi de suite… je pense à ceux qui y sont coincés.
Je me souviens de mon père qui nous a dit cette dernière phrase à l’hôpital (il est mort dans le bâtiment de l’autre côté du mien), il avait chuchoté, complice, pour qu’on rit, au moins qu’on lui sourit : « Là, je crois qu’on est dans la merde…». J’avais aimé ce on ultime : il savait qu’il ne sortirait plus jamais vivant du tunnel.
C’est la même métaphore, tout d’un coup, on sait, on le ressent, on ne sent plus que ça, on est bloqué dans un endroit qu’on voudrait fuir, c’est une situation indépendante de notre volonté : on est dedans quelque chose qui ne va plus.
Dans mon tunnel, je vais comprendre l’essentiel.
Tout le corps vit parce qu’il y a le cœur.
Tout ce qu’on est ne peut être que, parce que ce muscle, gros et rouge, bouge.
Point de départ. Le début de soi, c’est ce battement, qui fait un bruit pourtant, mais qu’on n’entend pas la plupart du temps. Il bouge d’un rythme qu’il faut doser, ni trop rapide, ni trop lent, le mieux étant la régularité, le mieux étant des accélérations maîtrisées, le mieux étant des palpitations pour de joyeuses raisons.
Le mieux étant que votre cœur cogne en silence pendant que vous êtes occupé à vivre.
Moi, à partir du 10 mai 2012, je fais partie de ceux qui écoutent attentivement leur cœur. C’est une vraie source d’inquiétudes au début, ça reste après, un réflexe.
J’ai ce geste de vérification : mes doigts sur la veine dans le cou, j’écoute avec les doigts. Pendant les premiers mois, je vais jusqu’à compter. Quelquefois je me tiens comme ça, la main qui a l’air de caresser le cou, comme un petit massage qu’on se fait, en vrai j’écoute, j’enfonce les doigts pour bien sentir le roulement dans la veine, le flux.
Donc après cet épisode OFF, la pile remise sur On.
Ok, mais ça prend un temps fou pour que tout se réactive. Pas du tout sur les chapeaux de roue. Plus rien dans le corps ne va à la bonne vitesse.
Par exemple, le ventre durcit, rien n’en sort plus, pas assez de force, vos intestins patientent et gonflent. Votre bouche est comme pleine de farine, le verre lourd à porter, les gorgées du bout des lèvres, avaler même ce minuscule médicament un calvaire.
Signal positif : avoir des gaz. « C’est bien, c’est encourageant, c’est bon signe ! » s’exalte l’infirmière.
Donc je pète. Allongée dans mon lit. Devant l’homme que j’aime. Je murmure un vague j’ai pas le choix, il est là devant moi, et il a l’air aussi enjoué que l’infirmière de ce bon signe, ça ne désole que moi cette situation, il m’aime toujours, je le vois dans ces yeux, dans sa patience infinie, dans sa présence des heures entières, alors que je pète, alors que je suis laide, alors que mes cheveux couleur bétadine, alors que je parle à peine, inaudible, alors que j’ai l’air d’avoir cent ans ! J’ai quand même de la chance.
Je vis en position unique. Je ne marche pas, je ne m’assois pas. Couchée sur le dos : l’apparence du cadavre.
Les nuits seront longues : angoisses, sueurs, on réclame pour uriner, toutes les deux heures environ, ou pour rien, on appelle, on veut de l’aide, on est immobile, je suis un bloc-corps.
J’ai lâché prise.
L’autorité du corps. On obéit.
Il faut mettre la pudeur de côté, loin de cet endroit, sinon c’est pire. Je m’abandonne à l’infirmière, je m’abandonne à l’aide-soignante. Qui me lave, qui glisse le bassin sous mes fesses, et qui vous laisse un peu trop longtemps avec ce bassin rempli d’urine sous vos fesses, qui vous rassure comme un bébé.
À certaines heures, je les reniflais avec avidité. Les infirmières, au début de leur journée de travail, entrent dans votre chambre avec cette odeur unique : le dehors et le frais à la fois. Il faudrait créer ce parfum.
Une fois, l’infirmière s’avance vers moi, elle dit qu’elle vient pour m’enlever la perfusion cousue dans le cou, oui, elle dit cette phrase : que j’ai une perfusion cousue dans le cou !
Je ne m’étonne plus vraiment, j’ai beaucoup de fils qui partent de moi jusqu’à des machines qui clignotent ou des poches suspendues, elle a déjà enlevé les drains au-dessous de la poitrine, mais quand même… Donc, vous dites que j’ai une perfusion cousue dans le cou, carrément cousue, avec des points, alors c’est ça qu’il y avait sous ce petit sparadrap, c’est dingue hein quand même tout ce qu’on fait de nos jours…
Oui, bien sûr, enlevez-la, décousez, décousez, je vous en prie…
Faites avec moi comme chez vous, n’est-ce pas ?
Et puis, j’ai des hallucinations visuelles. Je regarde beaucoup les ombres que font les palmiers sur le mur. Les stores sont baissés mais je vois la jungle dehors.
J’aime ce dessin des feuilles de palmiers, elles bougent délicatement à cause du vent.
Ma chambre me semble très grande, je pense être au rez de chaussée, j’ai noté pour décrire ma chambre 503 ces jours-là : « mon bateau dans la forêt ». Les feuillages découpés qui se reflètent toute la nuit sur les murs font un motif qui m’apaisent et que je fixe.
Au cinquième étage de l’hôpital Haut-Lévèque, à Pessac, il n’y a pas de jungle. Et la première forêt – des pins – est à plusieurs kilomètres de là.
Suivront les hallucinations auditives.
Et puis, qui me serre, que j’aperçois, que j’effleure…
Ce grand pansement en plein milieu de ma poitrine.
Chapitre 12 : MON COEUR ENTEND DES VOIX
avec dedans : des lenteurs, et surtout quelqu’un peut changer la musique ?
Je fais très peu de mouvements pendant ces jours post-opératoires.
Je vis sur le dos. Le corps n’a remis en route aucun mécanisme.
Le dehors devenu littéralement un autre territoire duquel on est un étranger, peu à peu inaccessible, alors on y pense le moins possible. On est dedans et on est concentré sur le présent.
La maladie se déroule au présent.
Une nuit, dans le tunnel, j’ai froid aux pieds. J’avais demandé de laisser la fenêtre ouverte. Forcément, dans la nuit, la température a baissé, il fait un peu frais. Je ne peux pas bouger. Je dois appeler l’infirmière. Pour demander : « J’ai froid, je voudrais remonter la couverture sur mes jambes. » Elle me répond en le faisant : « Ah, vous voyez, je vous avais prévenue, avec la fenêtre ouverte… »
Je serre les dents. Mais, tout à l’heure, il faisait chaud, tu le sais bien qu’il faisait chaud, tu le sais bien que c’était bon de sentir un peu d’air, et tu sais très bien que la nuit, ça se rafraîchit toujours un peu, et qu’on peut avoir chaud et froid d’un moment à l’autre, tu le sais bien que la vie est une succession de nuances, que tout change, éphémère, que c’est facile d’ouvrir la fenêtre et de la refermer trois heures après, que c’est facile de se couvrir mieux ou d’enlever le drap et puis finalement de le remettre, c’est facile… mais là, je ne peux pas bouger, et je deviens une chieuse qui ne sait pas ce qu’elle veut.
Malade coupable.
Parfois, il y a ça. Les gens vous en veulent et vous reprochent.
On s’excuse. On se sent fautif…
Les nuits n’en finissent pas.
J’entends de la musique classique, le final d’une symphonie jouée par l’orchestre tout entier, j’entends le coup de cymbale, les applaudissements, j’entends le speaker à la radio qui annonce le titre qu’on vient d’entendre et celui à suivre, ce n’est pas distinct mais c’est ce ton-là exactement, celui de la radio, Carrefour de l’Odéon ou Radio classique. Je l’entends en boucle, ça reprend, le final, les cymbales, les bravos, le monsieur qui parle. Je cherche d’où ça vient, j’élabore des théories, il y a dû y avoir un orage, des courts-circuits, la télé en veille qui doit capter une radio, il me semble percevoir des variations dans les morceaux de musique, je veux les percevoir, je refuse que ça soit toujours le même morceau sinon ça n’est pas une radio que j’entends mais quelque chose de fou, quelque chose dans ma tête. Mais ça se ressemble, c’est quasiment pareil à chaque fois.
Je demande à l’infirmière d’éteindre cette télé qui est en veille, le bouton rouge disparaît. Pas la symphonie. Il y a encore l’électrocardiogramme branché non stop, et ces bip la nuit entière, et j’entends toujours Radio classique, c’est sans doute cet orage qui a fait ces trafics, on voit ça dans les films, des circuits électriques qui s’inversent, des ondes à cause de la foudre, je dois capter une radio, je pense ça oui, que l’électrocardiogramme diffuse la radio !, mais comment l’éteindre, d’où vient ce son, ? Tatatata Tatata Tatatata ! Cymbale ! Clap clap clap… mesdames messieurs le blablabla que nous venons… entendre… et maintenant nous allons… Tatatata Tatata Tatatata ! Cymbale ! Clap clap clap…
Au secours !
Vers 1h du matin, j’appelle l’infirmière, en panique. Je m’indigne d’abord :
Arrêtez d’écouter Radio classique si fort, c’est insupportable, il y a des gens qui essaient de dormir ici !
Et puis devant son air ahuri, je murmure : « Madame, je crois que j’entends des choses… »
Elle me répond doucement « Tout est normal, ce sont les effets de l’anesthésie. » Et me prescrit illico un xanax.
J’entends toujours l’orchestre philharmonique mais je gère. Tous ces musiciens dans ma tête, normal, l’infirmière l’a dit, tout est normal…
Deux ans plus tard, je raconte ça à un anesthésiste spécialisé dans cette opération, il éclate de rire : le cocktail de produits est ultra puissant, ça assommerait net un rhinocéros !
Je reste donc sous LSD plusieurs jours.
Et vu mon format, je dois valoir au moins cinq rhinocéros.
Chapitre 13 : TU ME FENDS MONCOEUR
avec dedans : Pavarotti, une sangle au bout du lit, une fontaine au bout du couloir, pourquoi ça pleure ça rit ?
Parmi les gens que j’aimerai pour toujours, il y a cette infirmière.
Une grosse femme, avec des poils bruns épais sur les bras, un double menton abîmé, marqué, peut-être à cause de l’acné. Mais son visage est agréable.
Elle est ma lumière dans le tunnel. C’est elle qui m’encourage. Un matin, par épuisement, je repousse le moment de la toilette. (Ici, on ne se lave pas, on fait la toilette, et je me surprends à le dire à mon tour, j’ai fait ma toilette, je ne parle jamais ainsi ! D’ailleurs, qui dit ça ? « Faire sa toilette » ! ). Je ne comprends plus mon corps et elle m’explique. Elle a la voix douce, des gestes amis, il me semble que c’est un ange, j’ai besoin d’elle, j’aime quand elle s’approche de mon lit, qu’elle reste un peu, elle me rassure.
Je sais que, dans la rue, je l’aurais croisée sans un regard, ou moqueur… la grosse fille.
Le personnel de l’hôpital, sauf quelques infirmières qui ressemblent à des fantasmes, mais le petit personnel, celui qui se coltine nos corps qui puent, nos intimités exposées, nos suppliques pour avoir ceci ou cela, nos plaintes, nos peurs et nos fatigues, ces gens-là, ont une laideur ou une étrangeté : très petit ou très gros, une tête bizarre ou un pied qui boîte. Comme si la société les avait mis à l’écart des métiers du dehors, où on vous regarde. Ici, dedans, ils sont les bienvenus, ils ont du travail. Les voilà même essentiels.
Leçon de tolérance : n’importe quel individu aperçu dans la rue peut devenir la main qui te lave le dos, la main qui te donne à boire et tu voudras embrasser cette main pour remercier.
Je baille comme baillait mon père, la bouche immense, nerveusement, impossible à retenir. Je dois serrer ma poitrine entre mes bras pour tousser, rire, bailler. Je garderai ce geste plusieurs mois. Ça m’arrivera, par exemple dans un rayon de supermarché, de sentir venir un éternuement, alors je pose tout, je m’arrête, je m’entoure de mes bras, je serre fort ma poitrine, pour éviter la douleur, contraindre le thorax, rester un tout. J’éternue, en arrêt au milieu du rayon. Et je reprends mes courses.
Mardi – cinquième jour dans le tunnel – le plus long. Comme si le corps était entre deux états, moins endormi, prenant conscience des douleurs et des empêchements.
On m’aide à passer en position assise sur le fauteuil à côté du lit. Je me sens comme une reine, victorieuse, fière. Ça ne dure pas. La deuxième fois, je vomis à cause de la position debout. Retour à la case départ. Chose sans force. (je fais de l’anémie) (on me rebranche).
Me voilà à califourchon sur une chaise-bassin, plantée au milieu de la chambre. Ne pas penser que quelqu’un peut entrer, d’ailleurs quelqu’un entre, « Tout va bien Madame Poirier ? »
Pourquoi, à la souffrance, faut-il que s’ajoute la honte ? Et puis, tout d’un coup, alors que tu es là, comme une pauvre chose, incapable de te mouvoir seule, à cheval sur une chaise-chiotte, pathétique, et tu réponds « Oui, oui, ça va mais laissez-moi tranquille… », et alors, l’équivalent du bonheur, l’odeur de ta propre merde. Soulagement du corps qui reprend vie.
Ça se déroule comme ça, centrée sur les besoins primaires, le plaisir de juste les satisfaire : soif, chier, froid, chaud, faim.
La vie rétrécie.
J’y suis en plein : radicalement dans le camps du dedans. Derrière la porte au fond du couloir. Chambre 503.
Alex vient tous les jours, il arrive en fin d’après-midi et il reste jusqu’après mon repas du soir. Que je mange à peine. Le soir, quand le soleil se couche, l’hôpital connaît quelques heures de calme, presque du silence. Il s’allonge prés de moi sur le lit. On parle un peu, on se caresse un bout de peau, le dessus d’une main, le haut du bras. Je garde un souvenir très ému de cette heure orangée et tranquille, où sans doute toutes nos peurs s’éloignent un instant, dans ce geste tendre et minuscule.
L’infirmière m’explique le calcul qu’elle fait quand elle va vider le bassin dans la salle de bain : il faudra environ 900 ml d’urine pour considérer qu’il n’y a plus de produits anesthésiants dans le sang. En sortant de la chambre, elle me dit : « Vous êtes à 700 ». Alors je me force à boire davantage.
Notes prises dans la nuit :
« Sommeil long à venir et depuis 1h50, je suis à nouveau les yeux grands ouverts, avec mes bâillements terribles. J’ai lu. Là, il est 4h04, l’infirmier m’a donné un antidouleur. On va voir. Peut-être qu’il y a une angoisse, mon cœur qui profiterait du sommeil pour s’arrêter. Cette position quasi unique depuis 8 jours, je rêve juste de pouvoir me tourner sur le ventre, le bras enfoui sous l’oreiller : je suis sûre que je dormirai. Je vais faire encore une tentative, éteindre la lumière, y croire, posée là comme une crêpe. On dirait que je suis une morte dans un cercueil. »
Et puis, j’ai senti intensément au bout de cette nuit longue où j’ai pensé à tant de choses tragiques que quelque chose se produisait : j’ai eu envie du thé chaud et sucré qu’on allait me servir le matin.
C’était ma première envie depuis l’opération.
Le lendemain matin (mercredi)
J’envoie un SMS de morpionne à ma mère : « Je vais faire mes premiers pas tout à l’heure. Tu viens me tenir le bras ? »
Ça y est, je marche. Dans le couloir. En riant, je dis : « Je reviens, je vais jusqu’à la fontaine ! » (c’est la fontaine d’eau fraîche avec les gobelets en plastique. Il y a quatre mètres à faire)
L’aide-soignante me lave les cheveux, comme on peut, la tête au dessus du lavabo. On met de l’eau partout, on rit. Plus tard, je pleure. Je pleure longtemps. J’écoute de la musique. Les pêcheurs de perle. Je me souviens d’Alex à la maison, en train de peindre, il y a ce morceau qui passe, il l’écoute, il lève les yeux vers moi, il me dit : « C’est beau ça, tu le remets. » Le souvenir de cette scène déclenche mes larmes.
Je crois que c’est ce qu’il y a de plus terrible : la mélancolie sur un lit d’hôpital.
Et elle est difficile à chasser quand on n’a plus la force du corps pour agir, se reprendre.
Le lendemain matin, j’imagine que je suis petite, je suis malade et je lis au lit, un instant je vois les choses comme ça, les autres travaillent et moi, je lis au lit, je bouquine : rien à foutre du reste !
Pour me lever, je m’aide d’une sangle attachée au bout du lit. Mais comme je suis lente !
J’ai toujours très mal au dos, c’est là qu’on a mal après une opération à coeur ouvert, au dos, à cause de… enfin… parce qu’on a écartelé votre poitrine. Ça donne le vertige cette image de soi, fendu en deux, béant.
Le pansement a été enlevé. Les deux infirmières se parlent entre elles. Pas très concentrée sur mon cas. J’attends d’être seule, je marche difficilement jusqu’à la salle de bain, je regarde dans le miroir. C’est un trait qu’on dirait cousu à la machine à coudre. La croûte fine lui donne l’air civilisé, élégant.
Cela deviendra laid avec le processus de cicatrisation : le trait va s’épaissir en un boudin de chair rouge.
Quand je la montre (parce que je ne la cache pas. Exhibitionnisme ? Provocation ? Peur à dépasser ? Assumer ? Assumer quoi ?), les gens font : « Oh ça va, en fait ». Au début, je les crois, j’acquiesce, oui, ça va finalement… Mais non, ça ne va pas tellement. C’est affreux, rose et boursouflé, sensible au toucher, c’est là, au milieu du corps, encore et encore tuméfié, gonflé.
Je vois les regards quelquefois qui se portent dessus. Les enfants. Ceux qui demandent : t’as quoi ici ? Ou les gens qui ont la même et qui baissent leur col et me montrent, comme les motards entre eux se saluent, la bande des coeurs ouverts.
Ma signature : c’est Yves, un ami, qui a appelé ça « ma signature ». J’aurais eu envie qu’un photographe s’en saisisse, mais je n’ai pas osé demandé et à qui. La cicatrice pâlit peu à peu, un jour je sais qu’on la devinera à peine.
L’hôpital fonctionne comme une zone à part.
Les uns s’occupant des autres, les uns visitant les autres, les uns persuadés qu’ils ne seront jamais les autres.
Mon chirurgien passe. Oui, c’est MON chirurgien. Il est content. Je le crois sur parole.
Échographie du cœur. Tout va bien, dit le radiologue.
Vendredi 13h : Je quitte ma chambre en brancard. Je roule en brancard. Toujours allongée, j’aperçois par le haut du pare-brise arrière de l’ambulance la route qui défile, les panneaux d’autoroute.
L’ambulancier à la boucle d’oreille parle au téléphone de sa représentation du samedi soir, il fait du théâtre, il s’en fout de moi.
J’ai du mal à croire que l’épisode « hôpital » s’achève, que j’entre dans la phase suivante, que voilà, déjà, l’opération est derrière, que maintenant commence la nouvelle aventure, la convalescence, 21 jours de protocole à suivre, ré-éducation à l’effort…
Ainsi de suite, ça passe, tout passe vous voyez, nous sommes déjà le vendredi 18 mai 2012.
Et j’arrive au Château.
Chapitre 14 : NO SMOKING À CAUSE DE MONCOEUR
avec dedans : de la volonté, de la volonté, et surtout ne pas y penser, et qui mange à la cantine ce soir ?
Le 27 mars, rappelez-vous, j’avais écrasé ma cigarette dans le cendrier devant l’entrée des Urgences de l’Hôpital Saint-André.
Et quelques heures plus tard, dans mon box en neurologie, ils m’avaient patchée. Sans me demander mon avis. La décision d’arrêter de fumer s’est prise comme ça : par la force majeure.
26 ans que je fumais énormément.
Patch : 21 mg.
Pendant le tunnel et les jours post-opératoires, les infirmières le changeaient chaque matin et je ne sais pas pourquoi elles écrivaient dessus la date au feutre. Dans cette période d’inutilité absolue, j’expliquais à mes visiteurs, en montrant mon épaule datée, que je pouvais au moins servir de calendrier.
Je me souviens d’une conversation entre deux infirmières à la porte de ma chambre – avant l’opération : elles se persuadaient qu’avec le stress, c’était impossible de ne plus fumer et de citer des exemples… J’avais fini par m’incruster à leur discussion (en même temps, elles étaient dans ma chambre, hein) pour leur rappeler qu’il y avait des gens à côté d’elles qui se trouvaient dans l’obligation d’aborder SANS FUMER des événements qui, dans le genre situation stressante, se posait là. Merci d’aller parler ailleurs.
Signalons que dans toute cette période propice à parler de ma santé et de mon avenir et à ce que j’écoute bien tous les conseils, je n’ai jamais pu rencontrer de tabacologue ni de psychologue. J’ai donc inventé ma méthode comme je pouvais.
Il a fallu dé-ritualiser. Défaire les associations évidentes.
Le matin : La reine d’Angleterre prend son petit-déjeuner ! Le café dans la case « on verra plus tard ». Du thé, des tartines, à beurrer lentement, la confiture, et… j’installe bien tout ça devant moi, je mastique chaque tartine, je lèche les doigts de la confiture… Je m’applique, je ne pense à rien d’autre qu’à ce que je suis en train de faire.
Surtout pas de café. Je le réintègrerai progressivement. D’abord, celui du midi après le repas. Puis plusieurs mois plus tard, je retrouverai mon café du matin, pris comme avant, le nez devant l’ordi, trois tasses sans manger mais sans cloper.
Modifier des habitudes.
Se persuader qu’il existe bien de nouveaux plaisirs.
Par exemple, plier le linge propre (je relaverai tout au fur et à mesure : les vêtements, les rideaux, les draps, les coussins) et renifler le parfum de la lessive : hum comme ça sent bon quand même quand il n’y a pas l’odeur du tabac au secours…
J’ai commencé à me mettre du vernis sur les ongles à ce moment-là. Comme un hommage à mes doigts vides.
Et puis, ça occupe. Je change de couleur tous les deux jours.
Arrêter de fumer nécessite de se trouver beaucoup d’activités de remplacement.
Le problème du poids n’est pas encore un problème, deux kilos, trois kilos.
Ça viendra plus tard.
Pour l’instant, les premiers mois, l’opération sert à justifier que je ne fume plus. Ça me fait une raison solide. C’est important d’avoir une raison pour ces trucs-là. Quand on me demandera ensuite : « Han mais comment t’as fait pour arrêter de fumer ? », je répondrai : « Bah, j’ai fait un séjour à l’hôpital… »
J’ai traversé les premiers mois – une chance ! – dans des environnements peu propices aux fumeurs. Je les regardais sans envie, à l’entrée des hôpitaux, accrochés souvent à leur perfusion qu’ils traînent en laisse, en pantoufle, ils fument crispés, on dirait des prisonniers. Ils sont moins tentants que plus tard les fumeurs joyeux dans les fêtes…
(Ma première soirée d’hiver dans une maison où les fumeurs fument dehors. Je suis dans un salon quasi vide avec deux gars. Les plus chiants. Au début, on a l’impression de basculer dans ce camps-là : les tristes, les nazes, les pas drôles, comme si tous les gens marrants et sympas, c’étaient les fumeurs. Alors, assise sur le canapé, comme une communiante, j’avais l’impression d’avoir un col claudine et des tresses et une jupe plissée, je me suis dis… désespérée : « Voilà ce que va être ma vie désormais… » Parce que, même si on essaie de temps en temps de se mêler aux fumeurs sur la terrasse alors qu’il fait 4° et d’avoir l’air comme eux, normal quoi, c’est sympa, il fait hyper froid mais c’est cool, on fume et on passe la soirée dehors, sans cette puissance du feu et de la nicotine, franchement, on reste dedans. À côté du buffet, abandonnée de tous. Et, on va s’infliger un hiver comme ça, de soirée nulle en kilo pris.)
Quand j’arrive en convalescence, ça fait donc, sans fumer, du 27 mars au 18 mai : 7 semaines. Incroyable.
Mais, je n’ai pas encore tout appréhendé du manque et de Ses dégâts : l’impact sur la concentration et le fait de ne pas tenir en place, la crise identitaire (mais que reste-t-il de punk en moi ?), le chemin de croix de la « nouvelle hygiène de vie ».
Par contre, je me suis déjà surprise plusieurs fois à être bête comme un chien dressé : par exemple, chercher une cigarette non par envie mais seulement parce que je parle au téléphone.
« Pavlov, sors de ce corps » pourrait être mon mantra 2012-2013. On se constate abrutie et esclave : ce n’est pas tellement flatteur.
L’arrêt du tabac – et ce que ça nécessite de changer dans sa vie – suivi de cette entrée en convalescence marquent le début d’une fraternité neuve et nécessaire entre mon corps et mon esprit.
Le protocole dit de « RÉ-ÉDUCATION À L’EFFORT » dure 21 jours.
J’ai eu dans la vie pas mal de facilités, j’ai aimé l’école buissonnière et la liberté, autant vous dire que l’intitulé du stage ne m’enchantait guère. Le planning et le programme des ateliers obligatoires non plus.
Pour la deuxième fois de mon existence, me voilà pensionnaire.
Château Lemoine, à Cenon.
Mes camarades ont en moyenne entre 60 et 75 ans.
Avec un autre jeunot, qui doit avoir tout juste 50 ans, arrivé le même jour que moi, dans l’ascenseur, on remonte à notre chambre, c’est notre première soirée. Il n’en revient pas d’où on est : « Putain… on est trop jeunes pour ces conneries… »
Ici, on est entre survivants. Certains le sont plus que d’autres. Et les plus vivants parmi nous ne pensent qu’à une chose : partir.
Ce vendredi soir, je me dirige intimidée vers le réfectoire pour mon premier dîner.
On me regarde. J’ai l’impression d’être un bébé. La dame de la cantine m’amène à ma table. Il y a mon nom écrit. C’est à cause des régimes que chacun peut avoir à suivre, alors on a une étiquette à côté de son assiette. Je salue mes voisines de table… J’ai envie de rire tellement elles sont vieilles et moches et sourdes. Je les prends en photo discrètement. Et je l’envoie en sms à mes amis : Mes nouvelles copines !
Rire, rire, mon dieu, parce que sinon, je vais me remettre à chialer.
à suivre… épisode 15
Chapitre 15 / MONCOEUR, D’UNE LANGUEUR MONOTONE…
avec dedans : des considérations esthétiques, philosophiques, et je trouve ça long.
AU CHÂTEAU LEMOINE – 21 jours de convalescence – Objectif : rééducation à l’effort.
Je ne m’habitue pas à l’enfermement. Même si le terrain de jeu au château est plus vaste – et son parc – que les couloirs de l’hôpital.
Rester là quand les autres partent, rester là…
Depuis le 27 mars, je vis dans des endroits laids et tristes. Ici, omniprésence du jaune et du vert. Sûrement le jaune et le vert les plus laids du monde. Mais ma chambre est grande, j’ai aussi une salle de bain, je prends désormais des demies-douches, assise sur une chaise.
Par la porte-fenêtre ouverte sur le jardin, j’ai vu passer ce matin un groupe de dames qui marchaient en faisant des respirations. C’est la base de la ré-éducation : marcher inspirer expirer. À partir de lundi, je serai à mon tour une dame qui marche dans un groupe de gens. J’y retrouverai mes copains de cantine.
Le kiné est venu pour m’expliquer. Il m’a posé des questions et m’a remis mon livret personnel – comme le carnet de liaison des élèves -. D’après mes réponses, il a établi une note, 21, qui me classe entre 16 et 32 de la catégorie Active. J’en apprends tous les jours.
Il m’annonce la gym douce, le vélo, les promenades, des ateliers divers et variés sur les nouvelles thématiques de ma vie : prendre ses médicaments, diététique, calculer sa respiration, connaître le cholestérol…
Au réveil : prise de sang, piqûre anticoagulant, tension et température. Ensuite arrive le plateau désespérant du petit-déjeuner : bol de thé et lassantes biscottes. Fadeur raccord avec la couleur des murs. Dans ces endroits-là, la beauté n’existe plus. Aucun sens n’est épargné. Apprentissage concret de l’antique épicurisme : le plaisir, c’est l’absence de douleur.
Des heures longues à se supporter.
Je me regarde dans le miroir.
Nue.
Le corps mou.
Le ventre gonflé.
Avec des bleus sur les côtés, à cause des piqûres d’anti-coagulant.
Des rougeurs un peu partout, mes allergies aux pansements. Pansements sous les seins où il y a les points des drains ; pansements sur la poitrine pour tenir les ventouses de l’électro-cardiogramme quotidien, et celui avec l’enregistreur qu’on garde en bandoulière des jours entiers comme un sac à main ; pansements sur les bras des prises de sang et les bras sont bleus et verts, les veines durcissent.
La peau qui pèle.
La cicatrice rose de haut en bas. Elle m’impressionne…
J’ai grossi. Ni cigarettes, ni effort physique. Les joues rondes, j’ai pas trop mauvaise mine, finalement.
Mais ce corps… différent. Comme appauvri.
Ça aussi, il faut l’apprivoiser.
Stoppée dans l’écriture de mon journal par des invitations à suivre des infirmiers pour des contrôles… Cardiologue, échographie du cœur. J’étais habillée, je me déshabille, torse nu, couchée sur le côté, je constate que maintenant, je maîtrise certains codes, on s’habitue, je m’installe en position, le médecin n’a plus besoin de demander. Il commente mon cœur en direct, que je regarde avec lui, en noir et blanc, à la télé. Tout va bien. Encore un peu d’eau dans le péricarde. À suivre.
Hier soir, j’ai pleuré. Alex partait. Je n’ai pas réussi à me retenir.
L’après-midi, on a ri. Je dois tenir fort mon torse entre mes bras. C’est effrayant d’avoir un fou rire : on a peur de s’ouvrir.
Et, en même temps, je n’en reviens pas de rire déjà aux éclats.
Je serre encore les dents.
Après, je retrouverai ma vie.
Je dois sortir le 8 juin.
Je pourrais compter les jours façon prisonnier, dessiner des petits traits sur le mur jaune de la chambre pour les barrer.
La vie minimaliste continue.
Seule. Des heures entières. Ce silence…
Premier week-end. Les pensionnaires qui vont bien ont le droit de partir. Le château se vide. On s’ennuie.
À la cantine, on est un petit groupe. Le sentiment de punition donne le cafard.
Après le repas, il est à peine 20h30, je m’assois dehors, face à la ville.
En plus de tout ça – malade ou souffrir ou ces choses terribles de mauvaise santé qui ne vous lâchent plus -, on se sent exclu. Je ne sais pas ce qui est le plus dur à affronter.
Mais que tout continue sans vous, vraiment, ça fait un drôle d’effet. On n’est même pas spectateur, on est trop loin pour ça, non… C’est comme si on assistait lentement à sa propre disparition.
Et quand quelqu’un vient vous voir, ça vous fait réapparaître un peu.
Ça sert à ça « visiter les malades » : à faire exister ceux qu’on aime.

Le récit n’est pas tout à fait fini… Il faudrait un dernier chapitre. Je n’arrive pas encore à l’ajouter.
Pour vous dire : contrôle cardiologue du 9 mars 2017, RAS. Je ne fume toujours pas, ça fera 5 ans le 27 mars.
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