J’attends : Moncoeur (épisode 8)

Récit Moncoeur – épisode 8 – avec dedans : des pansements, des masses, des mots, mais qui écrit tout ça ?

Lire les épisodes précédents : C’est quoi Moncoeur ? (1), J’ignore : Moncoeur (2), Personnage principal : Moncoeur (3), Le cerveau de Moncoeur (4), Tout mon corps sauf Moncoeur (5), Le film de Moncoeur (6), Les matinales de Moncoeur (7)


Chapitre 8 /
Extraits de mon Journal de bord – à bord de quoi ? (mais embarquée, c’est certain.)

Mardi 10 avril – Haut-Lévèque – Chambre 436
Il est 10h, je suis prête : petit-déjeuner, douchée, habillée, je range trois affaires autour de moi.
Mon électrocardiogramme portatif est rebranché, 4 fils jusqu’au sac. Je vis avec ce nouvel accessoire. Les pansements sur le torse et le ventre retiennent les ventouses. Allergique à la colle des pansements, je débute ma collection de traces sur le corps.
Dehors, le grand ciel, un peu de soleil, les nuages arrivent, noirs.

Vie spartiate. J’y prends un léger plaisir, tout est calme dans ce service, je vois l’horizon très loin depuis mon quatrième étage, je n’ai soudain plus aucune responsabilité, je ne souffre pas, et je ne suis pas obligée de vivre complètement en chemise de nuit : une sorte de résidence d’auteur (sourire).

J’ai donc le cœur envahi.
Tout ressemble à des titres de livres depuis 15 jours !
Amusant.
Surtout, maintenant que je sais que je n’écris plus seule.
Mon cerveau est davantage qu’un compagnon, ou qu’un instrument, puisqu’il écrit – autonome – des choses, à sa façon chaotique, une syllabe sur deux, des lettres en moins ou plusieurs à la fois (DITRITION, désormais ce mot existe, c’est même un mot essentiel dans mon lexique personnel et je n’y suis pour rien), et cette collusion de syllabes que lui seul maîtrise est une forme de langage, avec sa propre liberté d’invention.
Je n’ai rien décidé dans ce choix formel et esthétique : mon cerveau a son propre style !

L’expérience a été courte, mais j’ai entrevu – et pratiqué – une autre sorte de langue, une langue enfermante, qui vous clôture en vous-même, une langue qui ne sert plus la communication, une langue qui ne veut pas s’ouvrir à l’autre et qui, au contraire, vous rend seul et unique récepteur du message codé.
Moi, je comprenais parfaitement cette langue venue de là-haut, de mon cerveau, je savais que DITRITION signifiait DISTRIBUTION, mais je ne pouvais plus le signifier aux autres : je leur disais donc autre chose que ce que je me disais à moi.
(Comme un mensonge ?)
Les médecins appellent ce phénomène un trouble du langage.
La langue qui vous rétrécit. Les mots comme des murs au lieu de fenêtres et de portes.
La clôture sur sa propre pensée : l’expérience monstrueuse du monologue. (titre de livre !)

Mercredi 11 avril 2012 – Haut-Lévèque chambre 436
Hier soir, j’ai eu la confirmation que mon opération du cœur aura lieu dans les semaines qui viennent.
Il manque encore des informations, nécessaires pour l’opération.
Mais, c’est sûr : à cœur ouvert, là, bientôt.
J’essaie de visualiser quelque chose de ce futur : le réveil après l’opération, la douleur, les contraintes, la cicatrice… J’évite de penser à l’opération en soi.
L’opération en soi. Titre de livre.

Quotidien d’hôpital : je m’adapte à ce rythme, à ce calme, et mes visites telles les dames aux camélias.
Il faut que je demande aux médecins à quoi ressemblent ces masses (ils appellent masses ce que la radiologue appelait tumeurs qui techniquement se nomment des fibroélastomes) fixées – mais pourquoi ? – sur les valves de mon cœur.

Interlude : le professeur et ses étudiants sont entrés dans ma chambre. Là encore, il s’agit de langage. Le leur est mystérieux, ils le parlent entre eux couramment. En sortant, le professeur me dit, très sûr de lui : « Vous aurez plus de peur que de mal. »
Encore un titre de livre, j’avais pensé.

Vendredi 13 avril 2012 – Haut-Lévèque chambre 436
Hier, je n’ai pas écrit. La succession d’examens : de 9h à 15h. Le corps malmené, la répétition des gestes et des procédures. Et des attentes.
Je fais partie désormais d’une tribu triste. Nous avons ces regards des hommes en sursis. Nous les échangeons dans les couloirs, que nous soyons assis, couchés, poussés sur des fauteuils ou des lits.
J’avais aperçu chez mon père cette solitude du malade, cette absolue solitude du corps. C’est dans cet état – ce territoire – que, la mort dans l’âme, j’entre peu à peu.

Succession d’instants : on vous manipule, on vous pique, vous demande de prendre des positions plié – côté gauche – côté droit – respirez – ne respirez plus – allongez les bras – ne bougez plus – calmez vous – respirez – concentrez-vous sur la respiration – soufflez vite-fort-doucement- reprenez.
Le corps, lassé au fur et à mesure des assauts ; nerveux, un corps qui se métamorphose en animal blessé, un peu plus au fil des jours.

Je rencontre les « guides » de l’hôpital. Ils vous indiquent comment passer l’examen, comment souffler, comment vous déplacer, ils vous encouragent fortement à l’obéissance.
Ils ont souvent, dans leurs répliques mécaniques, une intention bienveillante qui, alors qu’on sait qu’ils ne font qu’appliquer une procédure aimable, nous touche, nous enveloppe, nous ré-humanise. Cela dure quelques secondes à peine. On ne peut même pas parler d’un lien, ni d’un échange. Et je me sens comme un mendiant, remplie littéralement par des aumônes amicales, cherchant le contact, un léger contact, trois mots, un sourire, et la phrase merveilleuse et officielle : « Voilà. C’est fini Madame Poirier ».
Épreuve suivante. Un autre trajet, un autre guide, d’autres mains qui vous attrapent, la peur de l’examen, la panique du diagnostic, et puis « Voilà, Madame Poirier, c’est fini…»
(Si seulement)

Aujourd’hui, en 2015, trois ans après.
Parfois, comme ce matin, je sens la cicatrice, les sutures – on dirait un mot latin comme les titres des versions que je traduisais à l’école : De Sutura –.
Est-ce que ce sont les sutures des os ou de la peau ou du muscle du cœur ?
Ça fait comme un mouvement de resserrement, quelque chose qui tire vers l’intérieur.

Souvent encore, je le sens aussi dans le dos : une pointe dans le couloir de la colonne vertébrale.
Me revient, intact, le plaisir physique du massage de l’infirmière. Quand elle me déplaçait, à peine sur le côté, à peine, surtout rester soudée.
Ces jours post-opératoires où la seule obsession sera de rester un Tout.
Les mains fraîches et l’eau de cologne. Le dos qui se décontractait un peu. Ces positions figées gardées longtemps génèrent des douleurs précises. (Mais, peut-être qu’au bout de plusieurs années, on ne sent plus rien ?)
J’ai écrit « soudée ». Cette image de mon buste coupé en deux, ouvert largement pour permettre le travail précis du chirurgien, que le cœur soit sorti du corps, posé à côté de moi. Déposé, je crois qu’on dit en mécanique, quand on sort, du moteur, une pièce.

Le 13 avril, l’opération devait avoir lieu « sûrement la semaine prochaine ».
J’étais à la fois sans inquiétude et apeurée.
Finalement, il y aura un suspense, on repoussera, on ne me donnera pas de date précise.
Le chirurgien et son emploi du temps.

Mais j’avais eu le droit de sortir pour mon deuxième week-end : d’après eux, j’étais sage…
(« D’après eux, j’étais sage » : chute-titre)

à suivre… ÉPISODE 9


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