tout mon corps sauf moncoeur (5)

Récit Moncoeur – épisode 5 – avec dedans : du plomb, des chaussons, une copine avec une pile, quand est-ce que je sors ?


Lire l’épisode 1 « C’est quoi moncoeur ? » avec dedans : aorte, coeur de boeuf, Lunel, éditeur, devenir quelqu’un d’autre ?
Lire l’épisode 2 « J’ignore : Moncoeur » avec dedans : pain de mie, bar chez Fred, une clope, être immortel ?
Lire l’épisode 3 « Personnage principal : Moncoeur » avec dedans : du sang, plus de sang du tout, un pompiste, être ou ne pas être ?
Lire l’épisode 4 « Le cerveau de Moncoeur » avec dedans : du sang, plus de sang du tout, un pompiste, être ou ne pas être ?


Chapitre 5 /

Dans les box d’observation, les visites sont contraintes. Seulement une personne à la fois pendant un temps précis en fin d’après-midi. Vos visiteurs viennent avec des chaussons bleus aux pieds et des blouses.
Le 27 mars, c’est l’anniversaire de mon frère : le voilà assis au coin du lit d’hôpital. Bien joué soeurette pour le cadeau.

Première nuit. Compliquée, bruyante, fatigue immense.
Cette nuit, vers 1h, ils ont amené un homme qui râle comme le faisait mon père, avec cette voix qui a du mal à sortir de la gorge, animal. J’entends dans ses cris les mêmes insatisfactions, cette exigence, cette plainte, qu’on s’occupe de lui, la douleur. Depuis qu’il est arrivé, il crie. À chaque fois, jusqu’à ce que quelqu’un vienne. Dans ma tête, je l’encourage.

Est-ce que je suis folle ?
En admettant que j’ai halluciné des symptômes, ces syllabes en moins, mais où suis-je allée chercher ça ?
Et pourquoi ?
Pour échapper à la réalité ?
Est-ce qu’on peut devenir trouillard à ce point-là ?
Je me crois encore coupable…

Amusant : ici en neurologie, face à l’irrationnel que je leur décris une fois encore, hésitante, un peu gênée, ils prennent un air sérieux et disent que, pour eux, ça a du sens. Et ils ajoutent : on va vérifier tout ça.

Pour vous vérifier donc, il y a les examens – la batterie – qui confirmeront.
AVC dans la zone de la vue et dans la zone du langage.
AVC. Encore un mot tiré du lexique abstrait. Le médecin m’explique les résultats, elle utilise bien le terme AVC.

Je l’ai eu.
Traversée de l’AVC.

28 mars, dans mon cahier, j’écris : «  AVIS AUX ÉCRIVAINS, aux grands, aux célèbres, aux illustres, vous n’avez qu’une petite part dans votre écriture, dans votre style ! La ZONE DU LANGAGE de votre cerveau FAIT et DÉFAIT votre littérature, vous n’êtes que les dépositaires de ce que votre cerveau choisit d’écrire !
Voilà ce que je sais désormais. Et voilà qui devrait pouvoir résoudre immédiatement les questions de légitimité…
Tout ce que je vais écrire à partir de maintenant : des victoires au lieu d’être seulement des textes !
(je rature, je panique)
(je fumerai bien une cigarette…)

Je ne vois pas les autres malades, je les entends seulement. Des hommes vieux, qui s’expriment avec difficulté, je comprends qu’ils sont paralysés, on les lave, on les fait manger. Les filles (les aides-soignantes, les infirmières) leur parlent tendrement. Il y a aussi cette façon qu’elles ont de faire comme si aucun de nous n’était là dans cette grande pièce derrière nos rideaux verts, leur organisation d’abord.

Alex va venir. Je n’ai pas envie qu’il me voit dans cet environnement, avec tous ces fils qui me tiennent aux machines, cet endroit de neurologie. J’ai peur qu’avec cet air de maladie, il m’aime moins. C’est le début de l’apprentissage, la bataille avec soi et son image, et puis la faiblesse… Soudain, être faible et impuissant devant ceux qu’on protège d’habitude du mieux qu’on peut.

Je m’endors par morceaux, pourtant épuisée, je n’ai plus de force.
Ah si, j’ai intégré le protocole CLOSE SUJET JEUNE. Ici, je suis jeune ! Enfin un truc sympa.
Examens en pagaille pour obtenir le diagnostic précis, la cause de l’AVC. Prises de sang ; IRM ; scanners (avec ou sans iode) (avec iode, c’est celui où l’infirmière prévient avec sa voix sucrée « Vous allez ressentir une légère chaleur » alors qu’en réalité il s’agit de prendre feu, irradier c’est ça) ; encéphalogramme avec le chewing-gum collé dans les cheveux et les lumières pointées dans les yeux (là je pense à Vol au dessus d’un nid de coucou) ; yeah la ponction lombaire ; radios diverses poumon-dents-sinus (en tenue de plomb, genre chevalier), doppler des jambes, attentes et voyages en lit dans les couloirs, allers-retours gratuits dans le paquebot-Tripode à votre service, m’ont patchée sans me demander mon avis, le paquet est toujours dans mon sac, j’attends juste une occase de sortie, une fois libre…

Bientôt 48 heures que ça dure.
C’est la première fois que je reste aussi longtemps dans un hôpital.
La première fois que des gens que j’aime s’assoient autour de moi, avec leurs blouses et leurs sourires bizarres, et quand ils repartent, je sais qu’il fait beau dehors, ils vont aller boire un verre en terrasse, je sais que la vie continue sans moi. C’est la première fois que j’éprouve ce sentiment – et c’est un peu apprendre à mourir – l’évidence que la vie continuera sans moi…

Je quitte le box, fin de l’observation. Je partage une chambre au 7ème étage avec une chouette vieille dame, Jeanne, que j’invite à ma table face à la fenêtre pour déjeuner.
On plaisante depuis notre palace avec vue sur la ville. Elle a 80 ans, on lui a posé un pacemaker il y a 20 ans, là elle aussi c’est l’AVC, elle en a eu des soucis mais elle rit, elle me tient la main…
Ne vous inquiétez pas, elle dit doucement, ne vous inquiétez pas…

à suivre… ÉPISODE 6