Récit Moncoeur – prologue & épisode 1 – avec dedans : aorte, coeur de boeuf, Lunel, éditeur, devenir quelqu’un d’autre ?
prologue : Je n’ai jamais vraiment sû quoi faire de ça. Ni de l’expérience, ni des textes que j’ai écrit pendant ou après, ni même encore aujourd’hui…
Il paraît que ça vous transforme. Au début, j’ai lutté contre cette idée pensant que c’était insupportable de devoir quelque chose à un tel événement (pareil qu’on décrète qu’il y a toujours du positif dans le négatif : je n’ai jamais trop su quoi faire de cette perspective des apprentissages de nos souffrances…).
Mais c’est vrai, ça vous modifie un peu aux entournures.
L’envie de le partager se discute. Ça fait un moment que je m’empêche. Un témoignage ? J’ai répondu bof, la mine prétentieuse, sous-genre littéraire, impropre à l’édition. Pourtant, quand on m’a annoncé mon sort, j’ai commencé par ça, aller dans les rayons des librairies pour chercher le livre « Moi, opérée à cœur ouvert ».
Mais je n’ai pas trouvé.
Je vais donc faire mon monologue.
Ici, je peux, c’est fait pour ça. Ceux qui n’aiment pas les histoires vraies, encore moins celles des hôpitaux, évidemment ceux-là peuvent aller lire ailleurs.
Je vais essayer chaque jeudi d’ajouter un épisode.
Pourquoi pas ?
Je n’ai pas encore trouvé le titre. Dans mon ordinateur, c’est le dossier moncoeur.
chapitre 1 /
J’ai désormais une grande balafre au milieu des nichons, et ça compte, croyez-moi.
Je peux dire cette phrase spectaculaire (et rassurante puisque je suis vivante) : « On m’a opérée à cœur ouvert. »
C’est une phrase qui en jette.
Parfois, j’avoue, j’aime bien la balancer, un peu bravache, une sorte de revanchade sur les gens lisses, ou pour mettre de l’action dans une conversation policée ; ça sert aussi à faire des confidences et parler de la peur de mourir avec des personnes que je connais depuis 10 minutes à peine…
Faut bien que ça serve à quelque chose de se faire charcuter pile au centre de son existence, non ?
Les histoires du corps ne préviennent pas. Dans la vie, tentés que nous sommes de prévoir l’avenir, on voudrait des choses, on essaie, on s’organise en vue de.
Là, simple, il n’y a rien à faire du tout, ça arrive : ça se détraque.
C’est l’effet d’une bascule, plus ou moins douce, plus ou moins lente, vers un engrenage : quelque chose qui entraîne dans une pente et vous coince d’un côté d’une barrière jusqu’ici regardée de loin, depuis la distance confortable de la bonne santé.
Au quotidien, on oublie qu’il y a déjà eu des tragédies, qu’elles peuvent se répéter, que la fortune peut devenir mauvaise en un rien de seconde. On oublie parce que la vie est large en possibles. Tellement large.
Il nous arrive même de rester prisonnier dans mille situations. Et d’en sortir, on n’a pas le temps, pas la force, pas le courage, pas l’idée, pas l’argent. Pourtant, on n’est jamais aussi libre que quand le corps va bien : on oublie ça aussi.
À cette époque – l’action commence au mois de mars 2012 –, j’avais envoyé un manuscrit à des éditeurs (le mien avait pris sa retraite) (comme si les éditeurs prenaient leur retraite), et les réponses arrivaient les unes après les autres, refus classique, lettre type, gna gna gna.
Chaque courrier, comme si je me vidais de mon sang.
Métaphore.
Dans ce manuscrit refusé (PK50 ou Le mensonge, écrit entre 2010 et début 2012), page 31 de mon fichier A4, je parle d’un cœur ouvert. Le personnage (Ingrid) se rappelle d’une leçon de biologie appliquée, comme on faisait en 1979 dans les écoles primaires : un cœur de bœuf posé sur chaque bureau, il fallait observer.
Inspiré d’un vrai souvenir, j’ai écrit ce passage fin 2011, quelque chose que j’ai rajouté après que l’ensemble du texte soit terminé. Je me souviens très bien du moment où j’ai écrit ces lignes, j’étais contente de moi, ça avait surgi d’on ne sait où, le territoire mystérieux, et ça m’avait plu, je trouvais parfait la trouvaille, cette scène allait très bien avec le personnage, avec la situation (trois personnes passaient ensemble la nuit, hébergées en urgence dans une école à Lunel à cause de trains arrêtés, une vague d’attentats dans toute la France) (en 2011, je croyais avoir écrit un roman d’anticipation…).
Donc il y a ce passage dans lequel je décris précisément le doigt qui s’enfonce dans l’aorte.
En avril-mai 2012, quand j’habitais dans le service de cardiologie, je pensais à ça tout le temps, à mon doigt que j’avais glissé, sur les conseils de l’instituteur, à l’intérieur de l’aorte du cœur de bœuf.
Et quand les médecins – le clan au bout du lit – me disaient « valve aortique », je pensais à deux choses : à « chaotique » et au coeur de boeuf posé sur le bureau en classe de CM2, école primaire La Clairière, le gros coeur avec mon doigt enfilé dedans.
à suivre… ÉPISODE 2