Michèle Lesbre est en résidence à Bordeaux, dans le cadre du projet « Une chambre à écrire ».
Avant de la recevoir vendredi soir 25 septembre à la Bibliothèque Mériadeck pour parler avec elle,
il y a des lectures et des relectures…
CHEMINS (extrait) éditions Sabine Wespieser, 2015
» Il a posé sa main sur la mienne et m’a demandé si je voulais faire un tour en barque après le passage attendu de deux autres péniches. Bien sûr que je voulais. Je pensais à mon père vantant l’art de vivre de Murger, auquel il avait sans doute renoncé mais qui pourtant l’avait habité toute sa vie, comme un rêve impossible et nécessaire.
Nous sommes restés silencieux un moment, puis il est allé ranger de la vaisselle à l’intérieur. Je me suis allongée dans l’herbe, le nez en l’air, plongeant mon regard dans l’épaisse ramure d’un saule, et me suis endormie.
L’une des deux péniches attendues m’a réveillée. Toute une famille en effervescence s’agitait, braillait et piétinait d’impatience, en attente de l’ouverture de l’écluse. Mon hôte tentait en vain de les calmer, tandis qu’un des enfants avait sauté sur la berge, provoquant une panique à bord car il s’éloignait en courant sur le chemin de halage. Un déserteur. La scène m’amusait, je pensais que ce fuyard avait peut-être de bonnes raisons de s’évader, à son âge j’avais eu bien des fois l’envie de laisser mes parents à leurs batailles. Un adolescent, sans doute le frère, l’a poursuivi, rattrapé et ramené à bord, où l’attendait une paire de gifles. Ils sont enfin partis, l’éclusier m’a rejointe, et nous sommes restés longtemps allongés et silencieux.
Puis, il s’est penché vers moi et a dit en souriant, Je n’ai pas de barque, alors je l’ai embrassé. »
ÉCOUTE LA PLUIE (extrait) éditions Sabine Wespieser, 2013
« Je me suis souvenue de ces moments où les corps et les visages figés dans une compassion réelle ou feinte pour soutenir le chagrin des proches du mort donnent à ces instants cérémonieux quelque chose d’artificiel, de presque faux, parfois. Mais je me suis souvenue aussi de larmes versées en choeur, de corps rapprochés, de silences émus et profonds où les vies complices ne sont plus qu’un souffle, qu’un hoquet, une dérisoire et bouleversante tentative de résistance au vide.
J’essayais d’imaginer dans quel décor il s’était levé le matin, quel vieux désespoir l’avait soudain rattrapé, quelles images insoutenables, lointaines ou non, quelles transformations du monde rendaient désormais la vie impossible. Peut-être seulement la solitude.
J’ai pensé à l’homme qui avait passé l’hiver dans une cabine téléphonique sur la petite place en bas de chez moi. Je le voyais chaque matin enfoui sous un amas de lainages. Des journaux, des paquets de biscuits éventrés, des canettes de bière grimpaient le long des parois de verre. Il avait collé deux photographies sur la porte, sur l’une une femme portait un enfant tandis qu’un plus grand s’agrippaient à ses jambes, sur l’autre la même femme marchaient à côté d’un âne, sur une route poussiéreuse enfermée dans de hautes montagnes.
Parfois je distinguais le visage de l’homme endormi, à peine sorti de ses oripeaux. Rêvait-il ? Y avait-il un jardin dans ses rêves, une rivière, une pluie d’automne, un paysage de brume ? »
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.