Nous allons faire un voyage.
Je ne sais pas pourquoi j’ai ce souvenir dans la tête depuis ce matin.
Avec Olivier, nous étions en route pour Calais, et nous avons fait une halte à Berck-Plage.
Imaginez un soir d’octobre, un front de mer mélancolique, un peu de pluie, un peu de vent.
Imaginez un seul hôtel. Des rues vides.
Quand on lui avait demandé s’il y avait un restaurant quelque part pour dîner, la jeune femme à l’accueil nous avait regardés comme si tout était foutu, comme si on n’avait pas bien compris la situation.
Mais ce n’est pas à cause de cette atmosphère de fin du monde que j’ai ce souvenir dans la tête.
Dans la rue, quelqu’un nous avait indiqué un lieu.
Plus loin, là-bas, en face du Casino.
On pousse la porte et là, on tombe sur un restaurant plein à craquer. Et un chanteur-guitariste – Michel François, c’est écrit sur l’affiche – qui anime la soirée. Nous voilà installés fissa près d’un couple âgé, lui vraiment très gros, elle avec un visage bizarre et des cernes et des cheveux tout plats.
Je me permets de leur demander une explication au sujet d’un plat sur la carte, ils m’expliquent mais je ne comprends pas vraiment, ils m’encouragent à choisir ça, c’est typique !, ils me disent, c’est typique !
À notre tour, comme eux, devant nos assiettes copieuses, un Fish and chips et ce Potjevleesch, nous échangeons des sourires. Ils ont l’air très heureux. Bon appétit !
Nous aussi, je crois.
Michel François chante faux.
Tout le temps de la soirée, les gens mangent et chantent et dansent tout ça en même temps, ils se lèvent pour des slows ou des rock and roll. Certains marquent le rythme avec le pied, ou la main qui tape sur la table, un monsieur pendant le solo de guitare de Hôtel California fait mine de jouer de la batterie, sa femme radieuse bouge la tête.
Pendant le morceau Faire tourner les serviettes, Michel François a posé la guitare. Une bande-son enregistrée lui sert d’accompagnement musical, il chante par-dessus. Et tout le restaurant fait tourner sa serviette en papier, des gestes mécaniques, répétées cent fois déjà, cette chanson, à chaque fois ils y vont franco.
On s’en fout, dit le refrain.
Alors, on a levé nos serviettes nous aussi, et on chantait avec eux : On s’en fout, On s’en fout !
En fait, c’est tout le monde qui paraissait très heureux.
Un plaisir de se tenir ensemble, de se tenir chaud, et de chanter faux, on s’en fout, et de danser, j’ai attrapé un coup de soleil un coup d’amour un coup de j’t’aime, Si on nous voyait ?
On s’en fout !
C’est ça que j’ai dans la tête depuis ce matin.
Le souvenir de ce magnifique On s’en fout collectif.
Le On s’en fout du défouloir, de la familiarité, ce moment qu’on fait semblant de vivre innocemment, de ne pas penser aux ennuis, aux soucis, d’oublier les galères, on crie à tue-tête on s’en fout avec les serviettes au-dessus de la tête alors qu’en vrai, on sait très bien que dehors, c’est triste et qu’on y a des problèmes.
Alors, depuis ce matin, je fais tourner les serviettes.
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