Le vrac, c’est ce texte un peu bordélique que je fais de temps en temps, une humeur que je décline dans un ordre alphabétique. Je respecte cette contrainte de la lettre principale, j’attends pour écrire un Vrac que ça soit évident, que cette lettre devienne une thématique… Le premier Vrac (du A forcément) date du 11 novembre 2011. Quatre ans après, quasi au jour près, j’arrive au H.
Ce H de l’Horreur ne vient pas d’apparaître.
Il grossit lentement, jour après jour. Avec des déflagrations régulières, dont les ondes m’atteignent plus ou moins.
Il y a deux ans, je m’en souviens très bien, cette photo dans Libé d’un enfant syrien avec une pancarte levée au-dessus de lui, il a écrit sur un morceau de carton : HELP US. De loin, de sa Syrie, l’onde m’avait atteinte, rejoignant sûrement ma propre angoisse, peut-être que moi aussi je me sentais parfois avec cette pancarte à lever, mais je ne confondais pas mes problèmes existentiels avec son cri au secours.
Je le regardais, je pensais : « Mais comment veux-tu que je t’aide petit bonhomme ? »
C’était déchirant cet enfant qui nous appelle Au secours…
Je n’ai pas pu me sortir cette image de la tête. Et depuis cette photo, il y a cette question : qu’est-ce que je peux faire ?
Question que je garde davantage pour moi, parce que je sais bien qu’écrire sa révolte ça n’est pas agir, pas assez en tout cas.
En janvier, il y a eu la sidération. J’ai relu mon texte écrit quelques jours après : il y a ce temps où nous sommes restés en arrêt, assommés.
Là, non. Tout de suite, le flux, le vrac, le grand bordel, ça part dans tous les sens…
Sûrement pour beaucoup d’entre nous, c’est une façon de résister à son propre effondrement, à sa panique personnelle.
Mais tout ce bruit qu’on fait, c’est assourdissant, ça donne le vertige.
Help us.
Son « Aidez-nous » devenu un « Aidons-nous les uns les autres ».
Dans le vrac de ma tête, il y a ça aussi.
J’ai plutôt tendance à combattre mes tragédies en riant et en brandissant la pulsion de vie, alors pourquoi tout d’un coup ce slogan revendiqué par beaucoup que « Boire des coups en terrasse sera une forme de résistance » me gène un peu…
C’est de la résistance fastoche, non ? J’ai presqu’envie de dire de la résistance confortable… Qu’une partie de nos vies se poursuive, évidemment, c’est impossible autrement, c’est humain, on s’adapte à toutes les situations. Mais, là : ne rien changer à nos Habitudes, c’est seulement ça qui sera notre lutte ?
Je pense à ma grand-mère ces jours-ci. Elle me racontait la guerre, l’occupation.
Je comprends maintenant que ma fascination pour la vie vient sans doute de par-là, de ces récits qu’elle me faisait, que je lui réclamais, qu’elle me dise encore et encore comment au coeur de la guerre, des bombes, de la mort, comment pourtant elle riait à cause de la voisine si chic qui débarquait avec ses bigoudis sur la tête, dans l’abri au fond au jardin pendant les alertes, et ça les faisait tellement rire.
C’était une de mes histoires préférées, je la trouvais incomparable, inconcevable : rire, alors que cette sirène de mort retentissait, comme c’était possible ?
Je devais y mêler des images de films, sûrement un peu de Jeux interdits, les enfants sur la route, les réfugiés, la petite fille perdue après que ces parents soient mitraillés par des avions… Comme au Bataclan, on tire au hasard.
Parmi toutes les peurs qu’ont les enfants, moi j’avais très fort celle de la guerre, et donc, je pense que cette histoire du fou rire pendant l’alerte m’a convaincue que la joie est toujours possible. Alors, pourquoi ça me gêne tellement cette fanfaronnade des terrasses et de boire des coups ?
Peut-être juste, parce que je sais, qu’à part boire des coups, on ne fera pas grand chose d’autre. Je ne juge pas. Je m’inquiète de ça. Qu’on se prenne pour des héros et que ça ne change rien.
Le vrac, c’est exactement ce que je ressens depuis samedi matin.
Hier, à 8h30 environ, sur France Culture, j’entends une voix féminine qui égrène une litanie naïve au vocabulaire pauvre : « les terroristes n’aiment pas les livres, nous allons ouvrir plus de bibliothèques ; les terroristes n’aiment pas qu’on rit, nous allons rire encore plus ; les terroristes n’aiment pas la musique, nous allons faire plus de concerts… » et je me dis « Mais c’est qui cette tarte ? » et je découvre après avoir pensé « tarte » (ma copine Ch. avec qui j’en ai parlé, elle écoutait aussi, et elle a pensé « c’est qui cette quiche ? ») : c’est la ministre de la culture.
Les petites sidérations ne font que commencer, elles s’empilent dans le vrac de ma tête.
Le vrac, c’est toutes ces questions. Ce maelström de questions.
On a la tête qui tourne.
« Les terroristes n’aiment pas » : il s’agit de fascisme.
Le fascisme s’éradique. On ne dialogue pas avec le fascisme, on ne fait pas la paix avec le fascisme, on ne signe pas des armistices… Et le fascisme ne se combat pas en buvant des coups en terrasse. Qu’on le fasse quand même, chacun réagit avec la peur comme il peut. Mais pendant l’occupation, les théâtres étaient encore ouverts, et en même temps, les camps étaient ouverts, la vie continuait et des gens mourraient dans les camps. Je n’ai pas envie de ça. Parce qu’on entend dire, et je le dis aussi « La vie continue ».
Je me demande si on ne devrait pas s’arrêter un peu.
Et ça vaut pour d’autres combats, celui du réchauffement climatique, celui des paradis fiscaux, celui des injustices, des violences sociales, etc… Ah, on en a du pain sur la planche mes amis.
Dans le vrac du H, il y a aussi ces Histoires de Hiérarchie…
On se reproche les uns les autres (aimez-vous donc plutôt) de ne pas s’Horrifier des morts-là et des morts ici, de faire une minute de silence pour nos morts au détriment des morts de Beyrouth, par exemple…
D’abord, on peut s’indigner et le vivre au fond de soi.
Voyez, moi, je trimballe dans mon coeur le petit garçon et sa pancarte. Je ne sais pas faire, pour l’aider, que soutenir mon pays pour qu’il accueille les réfugiés, soutenir mon pays pour qu’ils combattent les terroristes qui ont mis peut-être ce petit garçon sur la route comme un personnage de Jeux interdits… Mais peut-être, aussi, que c’était lui le petit cadavre sur la plage.
Nous grandissons avec des nombres de morts annoncés chaque jour à la télé.
C’est comme ça, tout d’un coup, il nous faut la mort plus proche, incarnée, pour que notre révolte se soulève un peu de nos corps fatigués et de nos cerveaux habitués.
C’est comme ça dans nos vies quotidiennes, on le dit aux enterrements : c’est quand même dommage qu’il faille la mort d’un proche pour réaliser la vie précieuse et pour se rassembler chaleureusement.
Peut-être qu’il faudrait pour chaque réfugié qui meurt publier son visage et sa mini biographie comme le fait Libé par exemple avec celles et ceux qui sont morts vendredi soir. Je trouve que c’est un Hommage aux vivants qu’ils ont été.
De le lire et de les regarder, ça nourrit ma fraternité, ça nourrit cette réponse que je cherche.
Voilà, à mon tour, je me suis emballée ! J’ai ajouté du bruit au bruit, des phrases aux phrases…
Je ne sais faire que ça pour l’instant, écrire les questions que je me pose, les partager ici.
Je me persuade qu’on est au bord du chaos alors qu’en réalité, le chaos est déjà là. On est dedans.
Je ne sais pas du tout comment on en sort.
Il y a la nécessité d’agir à pleins d’endroits à la fois, c’est ça surtout qu’il ne faudrait pas rater.
Juste des bombes ou juste boire des coups pour fêter la vie et la liberté, ça ne suffira pas.
Je vais faire une page sur ce blog où je mettrais au fur et à mesure les références des choses lues ou entendues qui peuvent nous aider à réfléchir et à agir.
Je commence par ce que je sais faire.
Mais j’aimerai trouver à faire des choses nouvelles, avec vous peut-être, à ajouter à la résistance et au combat.
*Les autres Vrac : Mon vrac du A, Mon vrac du B, Mon vrac du C, Mon vrac du D, Mon vrac du E : Égalité !, Mon vrac du F (ou fuck), Cherche Génération Grecque (de gauche) : mon vrac du G