Ce matin, je me suis sentie un vrac de choses.
À 7h, ambiance grosse chaleur, et toutes les radios sont en direct de la Grèce, ça ressemble au passage de l’an 2000, on attend que ça arrive, qu’il se passe quelque chose de grave, ça fait un suspense, tout est traité comme ça maintenant, en suspense, on nous met en état de fébrilité pour tout et n’importe quoi, les informations sont devenues une tension permanente… Notre cerveau tendu comme un élastique, et clac, et clac, ça nous fait des gifles, on tient bon quand même, on gère, on n’a pas l’air de devenir tellement fou, regardez-nous, on peut en encaisser encore…
Les grecs ont inventé la dramaturgie, ils ont le sens du théâtre et des grands récits, alors je leur fais confiance : ils vont nous ouvrir la voie vers d’autres façons de gouverner.
Ce matin, je suis grec, je suis la démocratie du tout début, l’originelle, celle qui rêve de grandir avec le peuple.
Ce matin, parce qu’on parle de l’affreux Pasqua décédé, alors je suis Malik Oussekine qui est mort sous les coups des policiers, après la manifestation.
Je suis cette lycéenne en 1986 qui regarde à la télé les Enfants du rock, qui accroche le badge Touche pas à mon pote, je suis la Génération qui a découvert la politique en novembre et décembre 1986, avec Pasqua en ministre de l’intérieur, Pasqua l’affreux, l’ancêtre de Sarkozy, la droite sévère, la droite qui fait le show, la droite qui rit et qui méprise, la droite qui aime la force pour faire régner la paix, la droite qui a aimé tellement son pays qu’elle a résisté, c’est vrai, avec De Gaulle, mais d’un amour possessif, un amour de propriétaire, un amour avec des barrières autour, un amour et en échange des privilèges…
J’ai marché sous la pluie le 10 décembre 1986 à la mémoire de Malik Oussekine. L’étudiant mort sous leurs coups, les forces de l’ordre, Pasqua ministre de l’intérieur, j’avais 16 ans depuis le 7 novembre, j’étais à Paris le soir de la manif du 4 décembre (j’avais désobéi), celle où Malik a croisé les « voltigeurs », ces flics à moto qui vous tabassaient, cette manif-là de lycéens et d’étudiants, j’étais montée au premier étage de la tour Eiffel pour voir le défilé : c’était gigantesque.
Justement, c’était gigantesque. C’est-à-dire qu’on était vraiment nombreux, d’une même génération, à gueuler et à refuser quelque chose d’une proposition libérale et dominante, nombreux à vouloir des fraternités : j’ai accroché mon badge avec la main jaune de SOS racisme, je deviens de Gauche, là, dans cette rue, avec Malik qui meurt et Pasqua qui ressemble tellement à Fernandel à cause de son accent marseillais et ses bons mots et qui les fait rire les vieux conservateurs (toute ressemblance etc), j’écoute les Cure, les B’52, les Béruriers noirs, et Jimmy Sommerville, je mélange toute la musique, puisqu’on m’explique la diversité, et donc cette Génération, la mienne… est-ce qu’elle a disparu ? Et la gauche ?
« Va te faire voir chez les grecs » me répondront ceux qui vont célébrer la stature du Pasqua, quel homme d’état dit-on devant le cercueil, oui je vais aller chez eux, me faire voir, les grecs.
Je fais partie de la génération qui a appris à avoir peur de Pasqua avant Le Pen.
Je suis la génération qui a voulu être de gauche très fort, à cause de ce qui se passait, on tuait la jeunesse dans la rue, ça nous révoltait.
Maintenant, le matin, pour être de gauche, j’écoute France Culture.
Sur Canal+, on découvrait le zapping. Au grand journal, c’était le fou De Caunes, génération Enfants du Rock.
Maintenant, on regarde les grecs tomber.
On a la démocratie qu’on peut. Ou qu’on veut.
*le vrac, c’est une série de textes écrits à partir d’une lettre, j’en suis au G. C’est l’idée du vrac avec une dominante qui correspond à une lettre principale. Je ne sais pas du tout pourquoi j’ai commencé cet exercice façon atelier d’écriture… Les autres textes-vracs : Mon vrac du A, Mon vrac du B, Mon vrac du C, Mon vrac du D, Mon vrac du E : Égalité !, Mon vrac du F (ou fuck)
Horreur en vrac du H