Récit Moncoeur – épisode 2 – avec dedans : pain de mie, bar chez Fred, une clope, être immortel ?


Lire l’épisode précédent C’est quoi moncoeur ? (1) avec dedans : aorte, coeur de boeuf, Lunel, éditeur, devenir quelqu’un d’autre ?


chapitre 2 /
Revenons au mois de mars 2012.
J’écrivais quotidiennement des choses dans un petit carnet.

Par exemple : « Il y a quelque chose qui cloche » à cause de cette apnée que me faisaient les refus des éditeurs.
Par exemple : « J’ai l’impression d’exister de moins en moins »
Dire que je pensais être en train de traverser une épreuve…

Plus loin dans le carnet : « Je suis assise en terrasse chez Fred, au soleil, je sens un peu de chaleur sur mon visage. Pourtant j’ai envie de me cacher. Avec la tentation de tout réécrire. Je n’aurais pas dû envoyer le manuscrit.
Je pense à mon père, le manque de lui devient plus précis.
Cette chaleur est délicieuse, c’est celle qu’on vole à l’hiver.
Le jeune homme installé à la table à côté de moi dit à son copain : « Je suis tellement peaceful, mec… » Eux aussi, ils sont au soleil. Ils boivent des bières en plein après-midi.
Peaceful yeah. »

Ainsi de suite, le mois de mars se termine, on s’approche du 27, la date à laquelle ÇA commence officiellement.

Il devait faire doux ce matin-là : je me souviens exactement comment j’étais habillée et je n’avais pas de manteau.
À cause de ce qui m’arrivait dans la tête et dans la parole, je suis venue au service des urgences de l’hôpital Saint-André. Vers 12h15, avant d’y entrer, j’ai fumé une cigarette que j’aurais dû apprécier davantage vu que c’était la dernière avant (pour l’instant) toujours.
Le paquet de ce jour-là – à moitié plein – est resté longtemps dans mon sac, ensuite dans une boîte sur une étagère, et j’ai fini par les donner à Alex pour qu’il les fume. « Le tabac est sec », il m’a dit.

Les phénomènes qui m’ont pertubée toute la matinée sont tellement étranges qu’effectivement, je viens aux urgences mais pourtant, je ne me doute pas de tout ce qui m’attend ; je ne me doute pas qu’un lexique tout entier va me devenir familier ; le 27 mars à 12h15, malgré l’étrangeté de cette matinée, je suis encore du bon côté : j’ignore.

Dans le carnet encore, deux jours avant :
« Ce matin, au réveil, fulgurance, une sorte de prise de conscience ultra-précise : tout passe, donc, nous avons eu raison hier soir de prendre la vie ainsi. Il faut vivre ces légèretés, l’imbécilité de nos rires de morpions, danser en faisant des minaudages, eux que j’envie à rouler des pelles à quelques garçons charmants. Nous avons raison de ces fantaisies, car tout part. »

Plus loin : « D’où vient cette certitude que faire les sales gosses, c’est pour reculer le pire ? »
J’écris ces impressions le 25 mars.

Cette soirée, dont je parle dans le carnet, je m’en rappelle précisément à cause de cette décision pour rire : « ce soir, on fait comme si on était immortel ! »
Pour nous, être immortel, signifie qu’on va danser et que ça nous rappellera un âge que nous n’avons plus et pourtant c’est un peu l’avoir encore ; pour une belle soirée d’immortels, il faut des gens très amis avec soi et les sourires qui se passent de l’un à l’autre, la folie simple, une tête qui tourne, l’insouciance qui se repointe là sans qu’on n’ait rien demandé.

Le 26 mars, la veille des urgences, assises chez Fred (habitude), Ch. et moi, à l’heure du soir, les débuts du printemps, terrasse pleine, temps tellement doux, phrase (deviendra culte) de Ch. : « Il fait beau, mais ça se complique.» J’ajoute : « Oui, mais heureusement, on s’en sort toujours à la fin. » Dialogue de fin de journée quand on fait les bilans à notre façon : dédramatisons la situation…

On est resté tard, on a même écrit la fameuse phrase sur la table, avec le feutre blanc qu’utilise Fred pour noter sur les ardoises du bar. Je me souviens aussi, on s’est amusées du garçon qu’on surnommait Fenêtre (parce qu’il se penchait à sa fenêtre pour regarder vers nous, vers le café), il était près de nous, il avait son sac de courses posé à ses pieds et, dedans, un paquet de pain de mie sans croûte, et on se moquait de lui, on s’était toujours interrogé sur qui pouvait bien acheter cette incroyable chose qu’est du pain de mie sans croûte, et donc lui, voilà, on avait sous les yeux un consommateur du pain de mie le plus stupide du monde.

C’est troublant de se dire qu’à ce moment-là, on ne sait pas que le lendemain il y aura la bascule.
Et on rit.
Sans savoir.

à suivre… ÉPISODE 3

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